De la page inattendue à la page instable
Outre la matérialité du livre, celle de la page participe tout autant à interpeller le lecteur, au-delà de ce qui relève de sa cognition. Tout comme le format d’un livre donne des indications sur la nature de ce qu’il renferme, le grain de la page, sa qualité et sa matière sont susceptibles de conditionner aussi bien la manière de lire que le plaisir de lire, voire la valeur (affective ou pécuniaire) que l’on pourra accorder à l’objet. Ce que Martin soulève dans cette partie concerne l’aspect haptique de la lecture, c’est-à-dire ce qui s’attache à « rendre le texte performatif » (p. 100) en l’inscrivant dans une expérience multisensorielle.
Revenant sur le cas assez emblématique des bandes dessinées de Marc-Antoine Mathieu (notamment, Le Décalage [8]), Martin invite à « cesser de la [la page] considérer comme une surface plate » (p. 91) et explore tour à tour les motifs de la page trouée, pliée et déchirée, qui répercutent ce que la diégèse thématise dans la matérialité de la planche de bande dessinée, effectivement trouée, pliée ou déchirée. Ce détour par le neuvième art lui permet d’analyser plus avant ce qui se joue au sein de son corpus, qui emprunte à d’autres médias (le cinéma ou le web) leur façon de signifier visuellement. Il en va ainsi du folioscope dont Jonathan Safran Foer use, dans Extremely Loud & Incredibly Close, pour faire remonter le corps de l’une des personnes qui se sont jetées des tours du World Trade Center, ou des invitations de Chris Ware à découper dans l’album de Jimmy Corrigan de quoi bricoler un zootrope. Notons, à ce titre, que les quelques illustrations que reproduit Martin dans son ouvrage s’avèrent souvent capitales pour saisir au mieux les opérations auxquelles se livrent les œuvres de son corpus. L’image dans le récit multimodal et, plus largement, l’irruption de la visualité au sein du texte, n’opèrent « non pas tant une suspension dans la lecture qu’un changement de modalité » (p. 117). Développant cette idée, un chapitre de l’ouvrage s’articule autour de l’idée que le récit multimodal propose une alternative à la lecture linéaire traditionnelle, lui préférant une lecture tabulaire.
Régie par une progression davantage verticale qu’horizontale, la lecture tabulaire amène le lecteur à voyager au sein du livre, à y opérer des sauts en avant et en arrière par un ensemble de dispositifs qui déjouent la progression chronologique du texte et l’assimilent à une espèce d’architecture (le motif du labyrinthe se révèle tout à fait structurant dans House of Leaves), au sein duquel il s’agirait de se déplacer, voire de se perdre. Toujours soucieux de conférer à son corpus (contemporain et anglosaxon) une historicité qui le singularise autant qu’elle en assoit les fondements, Martin cherche dans les expérimentations littéraires plus anciennes (celles de l’OuLiPo puis de l’OuBaPo ; celles de Cortázar dans Marelle ; plus loin, celles de Louis-Antoine Caraccioli, au XVIIIe siècle, au sujet de l’usage des couleurs dans le texte)des clés d’accès pour comprendre les dispositifs qui engendrent des récits multimodaux. Relativement à l’incitation d’une lecture tabulaire, il retient six procédés susceptibles de « réinjecter du suspens dans l’acte de tourner la page » (p. 98) : la répétition et le retour au même ; l’utilisation de notes de bas de pages œuvrant en bivium créant des alternatives dans la poursuite (délinéarisée) de la lecture ; la segmentivité, qui stratifie le récit ; la lecture plurinarrative, qui démultiplie les modalités de la narration et autorise une « navigation diagrammatique » au sein des textes (c’est particulièrement le cas dans ceux de Ware) ; la lecture cyclique ; et les procédés de lecture déliée, qui recourent à l’analyse combinatoire..
Le livre à la loupe
A nouveau, le postulat qui gouverne cette dernière partie est que la forme sous laquelle se présente le texte résonne avec le contenu qu’il véhicule. Plus encore, elle le conditionne. Démentant l’idée de Saussure selon laquelle la matérialité des lettres écrites « est sans importance pour leur signification » [9], Martin se rapproche toujours davantage du texte qui, « lui-même acqui[ert] une visualité » (p. 184). Il s’arrête à présent sur son aspect typographique : sa taille, sa police, sa couleur et sa répartition sur l’espace de la page ne sont jamais vides de sens ; il le rappelle : « [l]a lecture d’un texte est toujours un acte spatial » (p. 178).
S’il revient sur le cas bien connu des calligrammes (sans se restreindre à ceux d’Apollinaire), il insiste sur la diversité des effets qu’ils produisent, en expliquant qu’ils n’ont pas qu’une fonction mimétique et que la forme qu’ils revêtent peut également se situer en porte-à-faux de leur contenu. Lorsqu’il apparait au sein d’un roman (plutôt que dans un recueil poétique), le calligramme accentue sa façon de surprendre : plutôt que de s’écarter d’une norme rendue abstraite par la succession de textes du même acabit, il bouleverse une norme instituée et figurée par le reste de la mise en page adoptée par le roman qui l’accueille. Cet exemple, parmi d’autres, illustre à quel point le récit multimodal échappe à la linéarité, ici brisée par un ensemble de « secousses » qui s’inscrivent sur la page, pour citer Derrida [10].
L’ensemble des analyses de Martin montre en quoi le texte, même romanesque, peut se doter de qualités et d’effets iconiques, au-delà de ce qu’accomplit déjà en amont son support matériel, aussi bien livresque que paginal. Le récit multimodal constitue ainsi moins un cas à part, qui se distinguerait d’autres productions textuelles plus « conventionnelles » (p. 221), qu’une forme prenant le parti de mettre en exergue les procédés visuels qu’elle mobilise, ainsi que l’écart qu’elle cultive par rapport à la norme. C’est précisément dans cet écart travaillé, conscient et souligné que se joue la spécificité du récit multimodal : il interpelle le lecteur, le sort de ses habitudes et l’engage dans une lecture plus participative que ne le ferait un récit linéaire plus conventionnel.
Les différentes incursions dans la bande dessinée, la poésie ou la littérature numérique attestent de ce que la diversité des médias nourrit la création et invite à emprunter et adapter les pratiques de création. Dans la foulée, Martin prend part au débat qui oppose généralement le livre papier et le livre numérique, et y répond en préférant parler d’« émulation entre l’imprimé et le numérique » (p. 224), plutôt que de compétition. La richesse des analyses menées en témoigne, de même que la diversité (chronologique et linguistique) du corpus retenu et élargi à mesure que le propos le nécessite.