[4] On retrouve cette réflexion dans l’article que Jan Baetens publie dans ce numéro de Textimage.
La méthode de lecture pourrait être qualifiée de structurale (le livre s’ouvre d’ailleurs sur une citation de l’« Introduction à l’analyse structurale des récits » de Roland Barthes), dans l’orientation pratique et créative que le Nouveau roman a conféré à cette approche narratologique. Dans ce type de roman, selon J. Baetens, « le texte s’écrit à partir de “générateurs” (divers dispositifs permettant de mettre en branle le travail créateur) » (p. 170). Pour sa part, en partant de la lecture fine d’un fragment de récit (une planche, un incipit), il identifie des principes moteurs de l’œuvre dessinée, c’est-à-dire des « traits [qui] y font système » (p. 75) et qu’il situe au cœur du processus d’adaptation. Il met le doigt, par exemple, sur l’insertion de détails qui « font vrai » et sur le traitement du fond des images, chez Stéphane Heuet adaptant A la recherche du temps perdu, ou encore sur la fictionnalisation du jeu d’échecs, la « survisualisation » (omniprésence du motif du damier, saturation de référents visuels) et le respect intransigeant du temps narratif, chez David Sala adaptant Le Joueur d’échecs. L’identification de tels procédés de création, proches de contraintes d’écritures (p. 94) et propres à chaque œuvre, permet au chercheur de réhabiliter une idée de fidélité de l’adaptation. Celle-ci reposerait sur la pertinence du choix, et sur la constance de l’utilisation, des principes générateurs du récit graphique. Une telle conception de la fidélité en fixe les limites : choisir certains traits, c’est en exclure d’autres. Autrement dit, « [o]n n’adapte fidèlement qu’en acceptant de ne pas refaire exactement son modèle » (p. 188). En outre, ces choix artistiques déterminent l’adaptation comme « une forme d’interprétation » de l’œuvre littéraire (p. 22).
Sept chapitres étudient des œuvres qui se présentent explicitement comme des adaptations littéraires. Sans pouvoir les détailler tous ici, remarquons que l’un des défis récurrents qui se posent aux adaptateurs est de ralentir le flux narratif de la bande dessinée, d’« allonger le temps » (p. 123) et de « modifier le rythme » (p. 107) du récit pour retrouver le temps romanesque. La tâche est d’autant plus difficile pour les adaptateurs qu’ils disposent de moins de pages que le texte original (p. 121). Mêmes les scènes de dialogue posent ce problème, en raison de « la friction entre immobilité de l’image (où tout est donné simultanément) et mobilité du texte (dont la lecture prend du temps) » (p. 123). Plusieurs lectures d’œuvres s’attachent ainsi à la transposition « savoureusement récalcitrante » (p. 71) des dialogues romanesques. Une solution radicale consiste à ne pas les retranscrire, mais à les remplacer par des visages taciturnes et par le jeu des regards, dans Le Rapport de Brodeck de Manu Larcenet, ou par un usage signifiant des mains des personnages, dans Le Château d’après Kafka d’Olivier Deprez. Cependant, écrit Baetens, « absence ou rareté de dialogue n’égale pas absence de langage » (p. 97). Dans l’album de Deprez, la technique de la gravure sur bois permet d’éviter la séparation du dessin et du lettrage [4], du visible et du lisible, résolvant l’« [u]n des grands problèmes que connaît le métier d’auteur de bande dessinée » (p. 98). A l’inverse, d’autres adaptations fondent leur fidélité sur une reprise intégrale des dialogues littéraires. La comparaison de deux adaptations de Zazie dans le métro met en évidence des manières radicalement différentes de le faire. D’un côté, Jacques Carelman a légendé ses cases avec le texte intégral du roman, sagement typographié, tandis qu’il mobilisait les ressources expressives du 9e art pour les bulles. Il y traduisit les styles idiosyncrasiques des personnages, en recourant à une « forme typographique » propre à chacun, ce qui met en valeur « le caractère “hénaurme” » du néo-français inventé par Raymond Queneau (p. 32). D’un autre côté, Clément Oubrerie a pris le parti de transcrire les répliques, telles quelles ou légèrement contractées, dans des bulles écrites à la main avec un lettrage uniforme. Cette neutralisation du texte, courante dans la bande dessinée, traduit elle aussi fidèlement – mais avec des moyens opposés de ceux de Carelman – le style de Queneau, qui introduit des traits de néo-français dans un texte dominé par une écriture sophistiquée.
Dans les quatre derniers chapitres, J. Baetens se propose de lire des œuvres graphiques comme si elles étaient des adaptations littéraires, bien qu’elles ne s’affichent pas comme telles. Dans la lecture d’Aller-retour de Frédéric Bézian, une scène où le héros va voir, au cinéma, le film Maigret et l’affaire Saint-Fiacre de Jean Delannoy, permet de relier l’album au roman de Georges Simenon. Aller-retour serait ainsi « moins une adaptation qu’une méditation sur le fait d’adapter » (p. 141). Une lecture similaire est appliquée à Fritz Haber de David Vandermeulen (relié à la littérature via le film Die Niebelungen de Fritz Lang) et à Chantier-Musil de Vincent Fortemps (dérivé d’un spectacle chorégraphique du même titre, qui s’inspire de L’Homme sans qualités). Dans ces trois lectures d’adaptations indirectes, par le truchement de la danse ou du cinéma, la difficulté de retrouver la source littéraire sous l’œuvre graphique fait oublier la question de la fidélité, qui n’est plus mentionnée. Un chapitre consacré à deux « adaptations “en bloc” » (p. 165) y revient. Même si La Cage de Martin Vaughn-James fait par moments songer à La Jalousie d’Alain Robbe-Grillet, cet album démontre surtout la possibilité d’adapter le « style » du Nouveau roman « en bloc », grâce à « une recréation visuelle à la fois audacieuse et… fidèle » (p. 167). Une interprétation similaire est donnée de 99 exercices de styles de Matt Madden, qui « ne singe pas les procédés des Exercices de style [de Raymond Queneau], mais en invente de possibles équivalents graphiques », adaptant ainsi fidèlement le « style » de l’Oulipo plutôt que l’une de ses réalisations singulières (p. 186).
La conclusion du livre synthétise une conception de l’adaptation comme pratique culturelle, en y ajoutant une perspective auctoriale : et si l’auteur de bande dessinée, en s’appropriant une œuvre littéraire, adoptait une stratégie d’écrivain ? Cette hypothèse permet de repenser des concepts comme l’auteur, l’originalité, la reprise, le style, et bien sûr la fidélité, dans le contexte institutionnel particulier d’une adaptation, reliant deux champs artistiques. Dépoussiérant (voire balayant) la lecture littéraire appliquée jusqu’ici aux adaptations littéraires en bande dessinée, l’essai de J. Baetens a vocation à devenir un classique, d’autant qu’il peut toucher un public plus large que celui des universitaires. Ce livre très stimulant nous invite à analyser nous-mêmes d’autres œuvres (voir la liste suggérée en fin d’ouvrage), en ouvrant au maximum le champ des possibles : « toute œuvre peut être lue comme une adaptation. Toute œuvre est vécue par son public comme une source d’adaptations possibles. » (p. 148). Pourquoi ne pousserions-nous pas l’exploration vers des continents qu’Adaptation et bande dessinée laisse vierges, comme l’adaptation de poèmes et de drames en bande dessinée, les innombrables adaptations dessinées parues dans la presse enfantine et féminine (évoquées en p. 12-15), ou encore, à tout prendre, la novellisation de bandes dessinées ?
[4] On retrouve cette réflexion dans l’article que Jan Baetens publie dans ce numéro de Textimage.