- Maxime Cartron A propos de l’ouvrage : Anne Reverseau, Jessica Desclaux, Marcela Scibiorska, Corentin Lahouste (dir.),
avec la collaboration de iconographiques (XIXe-XXIe siècle), |
Qu’ont en commun les Goncourt, Violette Leduc, Beauvoir, Breton, Muriel Pic, Yannick Haenel, Pierre Loti, Ramon Gómez de la Serna, Aragon, Yourcenar, Larbaud, Henri de Régnier, Claude Simon, Marcel Mariën et bien d’autres encore ? Tous ont réalisé des murs d’images, et c’est à ce titre qu’ils sont convoqués dans ce beau volume, qui constitue l’une des réalisations majeures de l’ERC « Handling » supervisée par Anne Reverseau [1], dont l’objectif affiché est d’étudier « la littérature comme intermédialité en action » [2]. Composé durant la pandémie de COVID-19, le livre réunit avec bonheur les plumes de la directrice du projet, ainsi que des postdoctorants (Jessica Desclaux, Marcela Scibiorska, Corentin Lahouste) et des doctorants (Pauline Basso et d’Andres Franco Harnache) qui y sont attachés.
Mais qu’entendre au juste par « murs d’images » ? Les autrices et auteurs éclaircissent d’emblée la question :
Le présent ouvrage porte sur les agencements d’images faits par les écrivains et écrivaines dans leurs demeures, plus particulièrement sur les pratiques iconographiques qu’ils et elles mettent en œuvre sur les murs de leurs bureaux, de leurs bibliothèques ou plus généralement de leurs cabinets de travail (p. 14).
Il s’agit donc bien, conformément au but du projet « Handling », de réfléchir à la matérialité des images et au rôle de cette même matérialité dans la création littéraire. Dans la présente recherche, ce choix fort se double d’une attention toute particulière portée aux lieux dans lesquels les écrivains créent leurs œuvres, ce qui rapproche la démarche d’Anne Reverseau et de son équipe de publications récentes sur le statut et le rôle le plus concret du corps dans les pratiques savantes [3] : un dialogue possible s’ébauche entre les écrivains et les savants.
La première chose qui frappe est le caractère extrêmement soigné du volume ; les Presses universitaires de Louvain ont réalisé là un magnifique travail : les reproductions sont nombreuses et de grande qualité, parfois sur double page, comme la photographie bien connue de Sabine Weiss montrant Breton dans son appartement parisien en 1955 (pp. 48-49), ou encore celle du bureau de Roger Martin du Gard au Château du Tertre (pp. 96-97). Si ces reproductions étaient pour ainsi dire imposées par l’objet d’étude, leur fréquence et leur disposition toujours judicieuse ménage une respiration que l’on peut qualifier de mimétique de son objet, tant elles procèdent manifestement d’un souhait de faire valoir autant que possible la matérialité des dispositifs étudiés.
Le livre s’ouvre sur une préface théorique – « Les conditionnements médiologiques de la création » – signée par Myriam Watthee-Delmotte, qui apporte notamment à la réflexion son regard de spécialiste des rapports entre rite et littérature, en mettant de l’avant l’idée selon laquelle le mur d’images, en tant qu’« espace-miroir » (p. 7) constitue un « geste identitaire par lequel le moi réel autant que le moi idéal se projettent dans des représentations qui contribuent à renforcer la figuration de soi » (p. 6). De ce fait, on peut l’appréhender comme un « phénomène d’appropriation » (p. 7). Liés à la construction de mythes personnels d’écrivains, les murs d’images démentent ce que l’introduction du volume appelle « la doxa benjaminienne de la perte d’aura » (p. 23) supposément engagée, selon l’analyse bien connue du philosophe, par la reproductibilité de l’œuvre d’art. Tout au contraire, la dimension rituelle du mur d’image (analysée pp. 8-10 par Myriam Watthee-Delmotte) en fait un « lieu fortement identitaire, un lieu de passage qui favorise la création, autrement dit le lieu, pour l’écrivain, d’un rituel liminaire, inchoatif » (p. 24). De ce fait, les murs d’images ont toujours un rapport intime avec la question de l’impulsion se situant à la source de l’écriture.
L’introduction donne trois « concepts » clés « pour penser » les murs d’images : « agencement, dispositif, installation » (p. 20), tous trois se modulant en fonction de la notion d’« imprégnation », qui vise à valoriser « la sensorialité dans le rapport de l’écrivain aux images (la vue, bien sûr, mais également le toucher, voire l’ouïe, lorsqu’il les manipule) » et la « mémoire » (p. 23). Une telle approche à beaucoup à voir avec une autre notion capitale, celle de « gestes » (p. 24), qui rejoint l’anthropologie de Marcel Jousse, pour qui « l’homme pense avec tout son corps » [4]. Anne Reverseau et son équipe entendent en effet épouser la logique de leur objet en procédant à un « télescopage de lieux et d’époques » (p. 27), autant d’« effets de chocs » volontaires (p. 27). L’enjeu est en effet de créer « un montage, aussi illustré que possible, où la juxtaposition, la superposition, les respirations même entre les exemples sont signifiants » (p. 27). Ce n’est pas « l’exhaustivité » qui est recherchée, mais le désir d’« embrasser un phénomène qui nous semble central dans les relations entre écrivains et images, mais jamais étudié en tant que tel, de façon aussi panoramique que possible » (p. 27). On peut donc avancer que la démarche herméneutique décrite ici procède non seulement d’une anthropologie, mais encore d’une phénoménologie du mur d’images, l’enjeu étant d’en révéler l’essence sensible en se plaçant dans une posture mimétique de réceptivité sensible.