- Laurence Brogniez A propos de l’ouvrage : Bertrand Bourgeois, Petits poèmes à voir. |
Sous le titre suggestif de Petits poèmes à voir, B. Bourgeois invite à réexaminer la production du poème en prose, du XIXe au XXe siècles, sous un nouvel angle : plutôt que d’envisager cette tradition poétique dans la continuité de l’ut pictura poesis et de l’ekphrasis, il propose de questionner les moyens proprement verbaux et, parfois, typographiques, dont usent les textes pour se rendre visibles, pour « faire tableau ». C’est donc d’une rupture, amorcée avec Aloysius Bertrand, permettant le déploiement d’un nouveau régime de poéticité sur presque deux siècles dont il est ici question, au fil d’un parcours riche, articulant efficacement considérations théoriques et microlectures.
Dans une introduction solidement argumentée, l’auteur situe utilement sa réflexion dans le champ d’étude du poème en prose, des travaux fondateurs de S. Bernard aux études plus récentes sur les rapports texte/image d’A.-M. Christin, B. Vouilloux et D. Scott. Pour mener à bien sa recherche, il a choisi de rassembler un corpus qui s’étend sur deux siècles et c’est là l’un des grands mérites de ce travail que d’examiner l’histoire du poème en prose, et sa conquête de visualité – et, ce faisant, de légitimité – sur le long terme. Sont ainsi rassemblés et soigneusement analysés des textes de Bertrand, Baudelaire, Huysmans, Rimbaud, Apollinaire, Reverdy et Ponge. Des noms certes attendus, et objets d’une abondante bibliographie critique, parfaitement maîtrisée par B. Bourgeois, mais dont la confrontation, à la lumière de la perspective choisie, éveille des interrogations nouvelles et déploie des perspectives stimulantes.
Dans la première partie (« Renversements de l’ut pictura poesis »), B. Bourgeois examine l’abandon progressif d’une pratique – l’ekphrasis et la « transposition d’art » encore en faveur, au XIXe siècle, auprès des Parnassiens – au profit d’une nouvelle ambition : « faire de la peinture avec du texte » (p. 41), en renversant le traditionnel rapport d’analogie en un rapport d’homologie. L’auteur montre ainsi, chez les praticiens du poème en prose du XIXe siècle, comment la convocation d’un « musée imaginaire », mais aussi de pratiques proprement plastiques, contribue à doter ce genre hybride d’une légitimité. Reconnaissance certes paradoxale puisque l’appropriation de grands noms du panthéon pictural se double de la revendication de « genres mineurs » (bambochade, enluminure, croquis, gravure, caricature, etc.), susceptibles, comme le voulait Baudelaire, de saisir, comme la presse, la réalité urbaine moderne dans son quotidien, banal et éphémère. Sur ce point – la collusion entre poème en prose et presse périodique –, la mention de l’essai de J.-P. Bertrand (Inventer en littérature. Du poème en prose à l’écriture automatique, Seuil, 2015) eût sans doute été pertinente.
Au XXe siècle, la reconnaissance du poème en prose semble acquise et les poètes se situent volontiers dans la continuité de leurs prédécesseurs, Rimbaud en tête, tout en pensant la page à la lumière des expériences visuelles de l’avant-garde contemporaine (le cubisme pour Reverdy, par exemple), jusqu’à la conquête de l’autonomie plastique avec les proêmes de Ponge, dont l’appellation même libère le langage poétique du paratexte emprunté à la peinture.
La deuxième partie (« Lumière et couleurs de la prose du poème ») aborde la question des modalités de cette autonomisation plus précisément. Deux phénomènes rétiniens y sont étudiés sous l’angle du défi qu’ils opposent au langage, invité à puiser dans ses ressources lexicales, stylistiques et syntaxiques, d’abord, dans celle du support ensuite. Tandis que les auteurs du XIXe siècle mobilisent encore l’arsenal des figures (contraste, oxymore, etc.) sans oublier les jeux sonores – le poème en prose n’abandonnant pas tout à fait l’effet musical au profit de l’effet visuel –, leurs successeurs, Apollinaire en tête avec ses calligrammes, incitent à une perception graphique, jouant matériellement sur l’opposition entre noir (les lettres) et blanc (la page). Chez Reverdy, tout particulièrement, se développent des motifs récurrents évoquant la blancheur, la luminosité pour « créer un spectre lumineux tout en clair-obscur qui repose sur des moyens purement textuels où la typographie est entièrement mise au service de la rhétorique » (p. 117). Plus que jamais le poème en prose se donne à voir autant qu’à lire, tel un objet sensible.