Résumé
 Le frontispice de l’édition originale des Maximes de La Rochefoucauld a donné lieu  à de multiples commentaires. Un élément cependant n’a pas retenu l’attention de  la critique : celui du cadrage précisément. La gravure présente une  citation tronquée du poète Horace, réduite à deux mots. Pourquoi cette coupure  violente ? Et surtout, quels en sont les effets sur l’interprétation  globale de l’image ? Le dispositif conçu par ce frontispice repose sur un  non-dit et un non-montré. Le cadre ici dérobe ce qu’il lui importe de  signifier. Il cache pour exhiber différemment. Une comparaison avec la gravure  qui sert de frontispice à un ouvrage proche – La Fausseté des vertus humaines de J. Esprit – permet de confronter  deux formes de discours, identifiés chacun par une image représentative.
 Mots-clés : La Rochefoucauld, maximes, Sénèque, augustinisme,  moralistes
 
 Abstract
 The frontispiece of the  original edition of Les Maximes by La  Rochefoucauld has given rise to many comments. One element, however, has not  caught the attention of the critics: its framing. The engraving features a  truncated quote from the poet Horace, reduced to two words. Why this violent  cut? And above all, what are the effects on the overall interpretation of the  image? The device designed by this frontispiece is based on unsaid and unshown  elements. The frame here conceals what is important for it to signify. It hides  to show off differently. A comparison with the engraving that serves as the  frontispiece of a similar work – La  Fausseté des vertus Humaines by J. Esprit – allows us to compare two forms  of discourse, each identified by a representative image.
 Keywords: La Rochefoucauld, maxims, Seneca, augustinism,  moralists
  
 
  
 
S’il est un frontispice célèbre, c’est bien celui qui  ouvre l’édition originale des Maximes de  La Rochefoucauld (fig. 1). Ce putto narquois arrachant son masque à Sénèque a été abondamment commenté. Encore  récemment une bonne cinquantaine de pages lui sont consacrées dans une étude d’Isabelle  Chariatte [1]. On ne peut, dans ces conditions, que s’étonner du  nombre d’éléments restés encore inaperçus, et de tous les traits qui demeurent  mal compris. Y a-t-il meilleure illustration de la remarque de Pascal Quignard :  « L‘ambiguïté des images est le propre des estampes et fait leur attrait,  et presque le plaisir de leur contemplation » [2] ?
Il est en tout cas un point qui n’est jamais traité,  dont j’ai pris conscience grâce au présent colloque : le cadre ! Le  cadre du frontispice fige la scène, l’arrache à un continuum temporel  que le spectateur est invité à restituer. Et surtout, dans le cas qui va nous  retenir, il mutile une inscription, transformant en quasi-énigme un lieu commun  culturel. On remarque souvent que le cadrage permet de montrer ce que l’on  veut, et donc d’effacer ce que l’on veut. L’analyse de notre image nous découvrira  une grammaire plus complexe : le cadre ici dérobe ce qu’il lui importe de  signifier. Il cache pour exhiber différemment.
Deux questions principales se posent au sujet de cette  image. Tout d’abord, celle de l’interdiction. Il y a un veto dans la gravure (Quid vetat), mais que  signifie-t-il ? Qui le formule, et sur quoi porte-t-il ? Le deuxième  problème est celui du rire : qui est le rieur ? Où est-il ? Il  reste hors cadre. N’est-ce pas La Rochefoucauld lui-même, qui fait entendre que  derrière l’amour de la vérité, il est celui qui mène cette entreprise de  dérision ? Dans les deux cas, la réponse est hors champ, dans un élément  implicite, et qui est peut-être même l’essentiel du message. Avec ce très  célèbre frontispice, nous sommes donc au cœur du problème soulevé par le  présent colloque : celui de l’image, et du cadre – une image cadrée d’étrange  manière, si bien que l’essentiel de sa signification est rejeté hors cadre. Quant  aux enjeux spécifiques de cette image, sur un plan philosophique aussi bien qu’esthétique,  nous serons aidés pour mieux les comprendre par l’existence d’une autre image  rivale : celle qui ouvre le livre parallèle de Jacques Esprit.
Pour instruire convenablement le dossier, il ne sera  pas inutile de procéder à une élémentaire description et de rassembler les  informations disponibles.
L’ouvrage de La Rochefoucauld est publié en 1665 chez  Barbin, c’est-à-dire chez un libraire « galant ». Comme le souligne  Isabelle Chariatte, après bien d’autres, « en choisissant Barbin pour publier  ses Maximes, La Rochefoucauld se  range lui-même parmi les mondains » [3]. La présence d’un amour au seuil du livre n’a pas  lieu de surprendre. La gravure est l’affaire du libraire, qui s’entend lui-même  avec l’artiste pour en arrêter les détails. Le frontispice est vraiment la  porte d’entrée de l’ouvrage : la page exposée dans la boutique du libraire  – ce qui doit conduire à acquérir le livre, que l’acheteur se chargera ensuite  de relier. Mais est-ce bien un amour qui nous est ici donné à voir ? Plus exactement,  il s’agit d’un putto – c’est-à-dire d’un  jeune garçon, nu et ailé, assez dodu : sorte d’angelot omniprésent dans  les décors depuis la Renaissance italienne et souvent assimilable à Cupidon  (quoiqu’ici l’arc et les flèches lui fassent défaut). S’il représente cependant  l’Amour, ce n’est pas n’importe quel amour, mais – l’inscription est là pour nous  en informer – l’amour de la vérité.
Il est intéressant de noter que cette précision d’importance  ne figurait pas originellement. En effet, un premier état de cette gravure, due  à Etienne Picart, dit le Romain (1631-1721), nous est conservé au département  des estampes de la BnF [4] (fig. 2).  La mention « l’Amour de la vérité » en est absente. L’identification formelle  de l’angelot est une des trois corrections que l’on peut constater sur l’état final (fig. 1). Les deux autres sont : le périzonium venant cacher  la nudité du putto (visible dans un  premier temps) et la transcription en latin du nom de Sénèque, qui figurait d’abord  sous sa forme française. Si l’on comprend bien ces trois corrections de  dernière minute, elles viennent régler trois éventuels problèmes : un problème d’information (l’identité de l’angelot) ; un problème de  bienséance externe (la trop grande évidence de son sexe) ; un problème de  bienséance interne (la présence d’une graphie française dans une scène  strictement antique, et au voisinage de deux termes latins).
 
    
    
 
      [1] I. Chariatte, La Rochefoucauld et la culture mondaine.  Portraits du cœur de l’homme, Paris, Classiques Garnier, 2011. Le chapitre  préliminaire de l’ouvrage est consacré à une étude du frontispice :  « Sur le "seuil" des Maximes : le frontispice, une clé de lecture », pp. 17-68.
[2] J. Esprit, La Fausseté des vertus humaines,  précédée de Traité sur Esprit par  P. Quignard, Paris, Aubier, 1996, p. 38.
[3] I. Chariatte, La Rochefoucauld et la culture mondaine.  Portraits du cœur de l’homme, Op.  cit., p. 22.
[4] BnF, département des  Estampes, cote Ed-56-fol. (voir dans le catalogue de la BnF). La gravure mesure 130 x 78 cm au coup de planche ; 127 x 76 cm au trait carré. Le volume où  elle se trouve est issue de la collection Beringhen. Pour toutes ces précieuses  informations, mes chaleureux remerciements vont à Rémi Mathis, conservateur des  collections du XVIIe siècle.