Les estampes de Gravelot et leurs encadrements
dans l’édition de 1774 du Théâtre de P. Corneille :
entre illustration et représentation allégorique de
l’œuvre théâtrale

- Hélène Iehl
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Fig. 1. J.-B.-M. Pierre et C.-H. Watelet,
frontispice, 1764

Fig. 2. J-B.-M. Pierre, C.-H. Wateletetn et Gravelot,
frontispice, 1774

Résumé

L’édition commentée du Théatre de P. Corneille de 1774 constitue un cas exceptionnel dans l’histoire de la gravure d’illustration française du XVIIIe siècle. De format in-4°, elle reprend le frontispice et les 34 illustrations d’après Gravelot de l’édition précédente, parue dix ans auparavant, en 1764. Mais afin d’adapter ces illustrations préexistantes, de petit format (in-8°), aux proportions du nouveau format, plus grand, on a ajouté à chacune d’entre elles un cadre ornemental historié extrêmement riche, composé d’éléments allégoriques faisant référence aux pièces de théâtre illustrées. Cet article étudie le cas particulier de cette édition du point de vue du dispositif plastique de la page, analyse le style de ses encadrements à la lumière des pratiques ornementales du XVIIIe siècle, et enfin se livre à une étude interprétative de leurs éléments allégoriques, qui forment un véritable code iconologique.
Mots-clés : Gravelot, Corneille, illustration, encadrement ornemental, iconologie

 

Abstract

The annotated edition of the Théatre de P. Corneille of 1774 is an exceptional case in the history of 18th century French illustration engraving. In quarto format, it takes up the frontispiece and the 34 illustrations after Gravelot from the previous edition, published ten years earlier, in 1764. But in order to adapt these pre-existing illustrations, of small format (octavo), to the proportions of the new, larger format, an extremely rich historiated ornamental frame has been added to each of them, composed of allegorical elements referring to the illustrated plays. This article studies the specific case of this edition from the point of view of the plastic device of the page, analyzes the style of its frames in the light of the ornamental practices of the 18th century, and finally makes an interpretative study of their allegorical elements, which form a true iconological code.
Keywords: Gravelot, Corneille, illustration, ornamental frame, iconology

 


 

L’idée sur le Corneille réussira beaucoup ; il lui faut assurément les honneurs de l’in-quarto. Je me ferai un vrai plaisir de travailler à cet ouvrage, de remanier les notes, d’en faire beaucoup de nouvelles, et d’y ajouter des anecdotes dont je n’ai été informé que depuis l’impression. En un mot j’en ferai un livre tout nouveau [1].

 

Dans cette lettre adressée à son éditeur Gabriel Cramer en janvier 1772, Voltaire présente son projet de publier une nouvelle édition commentée du théâtre de Pierre et de Thomas Corneille, qui paraît finalement à Genève en 1774 [2]. Dix ans auparavant, en 1764, le philosophe avait publié une première édition commentée de l’œuvre théâtrale des frères Corneille, accompagnée d’une vaste campagne de souscriptions [3]. De format in-8°, elle comportait un frontispice d’après Jean-Baptiste-Marie Pierre (fig. 1) ainsi qu’une série de 34 gravures d’après Hubert François Bourguignon d'Anville, dit Gravelot (1699-1773), chacune illustrant l’une des œuvres théâtrales des deux dramaturges [4]. La seconde édition, celle de 1774, est en effet, comme l’écrit Voltaire, « un livre tout nouveau », et ce non seulement au sens où l’emploie le philosophe, c’est-à-dire du point de vue du commentaire littéraire, mais aussi du point de vue de sa conception en tant qu’objet-livre. L’édition est publiée au format in-4°, plus grand et plus prestigieux que l’in-8°. En outre, afin d’adapter les illustrations préexistantes aux proportions du nouveau format, ont été ajoutés à chacune d’entre elles, y compris au frontispice (fig. 2), un cadre ornemental extrêmement riche, composé d’éléments architecturaux et végétaux, mais aussi d’attributs et de symboles faisant référence aux pièces de théâtre illustrées. Bien plus que de simples ornements décoratifs, il s’agit ici de véritables encadrements historiés qui, à travers différents procédés de suggestion iconographique, de nature allégorique, formulent un discours rhétorique et enrichissent les illustrations elles-mêmes d’un niveau de lecture supplémentaire [5].

L’édition de 1774 constitue ainsi un cas exceptionnel dans l’histoire de la gravure d’illustration française du XVIIIe siècle. D’une part, seule une minorité d’éditions d’œuvres littéraires narratives possède une série d’illustrations ornées d’un cadre historié, comportant des éléments allégoriques et, qui plus est, différent pour chacune des illustrations. Celui-ci est généralement réservé au frontispice et aux vignettes de titre, qui ont pour fonction d’introduire et de présenter le sujet de l’œuvre littéraire de manière allégorique et symbolique. Les figures – les illustrations en pleine page – ont en revanche traditionnellement pour fonction de représenter et de donner à voir les événements de l’intrigue. D’autre part, cette édition est l’une des rares, au XVIIIe siècle, où l’on ait réimprimé une même série d’illustrations dans une édition de format différent en leur ajoutant un cadre ornemental.

En dépit de l’inventivité des encadrements historiés de ses illustrations et de la particularité de sa conception, l’édition commentée du théâtre de Pierre et de Thomas Corneille de 1774 n’a jusqu’ici, tant au XVIIIe siècle qu’aux époques ultérieures, fait, pour l’essentiel, l’objet que d’une réception purement littéraire et non iconographique, qui porte sur le commentaire de Voltaire [6].

 

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[1] Lettre de Voltaire à Gabriel Cramer, s. d. [janvier 1772] (n° 12662), Correspondance, t. X (octobre 1769 - juin 1772), éd. Th. Besterman et F. Deloffre, Paris, Nrf-Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1986, p. 927.
[2] Théatre de P. Corneille, avec des commentaires, et autres morceaux intéressans. Nouvelle Edition, augmentée, [texte édité et commenté par Voltaire], Genève [Berlin : Rottman], s. n., 1774, 8 vol. in-4° (en ligne Gallica. Consulté le 12 février 2023). Bien que cette édition contienne plusieurs œuvres de Thomas Corneille, Pierre Corneille est le seul auteur mentionné sur la page de titre de l’ouvrage. L’édition est notamment citée dans les catalogues raisonnés suivants : H. Cohen, Guide de l’amateur de livres à gravures du XVIIIe siècle [1870], 6e édition augmentée par Seymour de Ricci, Paris, Librairie A. Rouquette, 1912, colonne 255-256 ; Inventaire du fonds français. Graveurs du dix-huitième siècle [abrégé ultérieurement par IFF18], Paris, Bibliothèque nationale de France, 1968, t. X (Gaugain-Gravelot), p. 639, n° 1748. D’après les informations que nous avons obtenues auprès des Archives d’Etat de Genève, Voltaire autorise cette publication en 1774 chez les frères Cramer à Genève, qu’il informe par ailleurs, dans sa correspondance, de l’avancée de son travail tout au long de sa conception de l’édition. Toutefois, dans la lettre qu’il adresse au comte d’Argental le 16 avril 1775, Voltaire parle de cette édition comme ayant été « faite » par les imprimeurs-libraires Charles-Joseph Panckoucke et Samuel de Tournes (Voltaire, Correspondance, Op. cit., t. XII, pp. 99-102, n° 14102). Par ailleurs, l’édition de 1774 figure également dans le catalogue de l’éditeur-libraire berlinois Heinrich August Rottmann (1755-1827), où elle est mentionnée en ces termes : « Théâtre de P. Corneille avec des commentaires et autres morceaux intéressans. 8 Vol. gr. 8 avec figures. Genève, 774. » (Verlags-Catalog von H. A. Rottmann (Carl Cnobloch) in Berlin, Basel und Leipzig, Leipzig, 1936, p. 27).
[3] Théatre de Pierre Corneille, avec des commentaires, &c., [texte édité et commenté par Voltaire], s.l. [Genève], s.n. [Cramer], 1764, 12 vol. in-8°. (en ligne (à l’exception du tome VIII). Consulté le 12 juillet 2023). L’édition est notamment mentionnée dans les catalogues raisonnés suivants : Henri Cohen, Guide de l’amateur de livres à gravures du XVIIIe siècle, Op. cit., colonne 255 ; IFF18, Op. cit., t. X (Gaugain-Gravelot), pp. 564-569, n° 1213-1246 ; Cette édition, qui a été rééditée en 1765, a été largement documentée et a fait l’objet de plusieurs publications, concernant en particulier le rôle d’éditeur de Voltaire et le déroulement de l’entreprise éditoriale, ainsi que sa collaboration avec Gravelot. Voir entre autres : D. Williams, « Commentaires sur Corneille », édition critique, dans Les Œuvres complètes de Voltaire = The Complete Works of Voltaire, t. LIII, Commentaires sur Corneille,sous la direction de T. Besterman, Banbury (Oxfordshire), The Voltaire Foundation/Thorpe Mandeville House, 1974, introduction, pp. 152-191 ; F. Bessire, « Voltaire éditeur de Corneille », dans XVIIe siècle, 2004/4 (n° 225), pp. 595-602 (en ligne. Consulté le 12 juillet 2023). Les illustrations de cette édition ont également fait l’objet de plusieurs études, dont entre autres : Geist und Galanterie : Kunst und Wissenschaft im 18. Jahrhundert aus dem Musée du Petit Palais, Paris, cat. exp., Bonn, Kunst- und Ausstellungshalle der Bundesrepublik Deutschland (13 décembre 2002-6 avril 2003), Leipzig, Seemann, 2002, pp. 86-88, n° 59-70 (notice rédigée par J. de Los Llanos) ; Marie-Claire Planche, « Le Décor dans deux éditions illustrées par Gravelot », dans Textimage-Le Conférencier, n° 6, « Entre textes et images : montage / démontage / remontage », 2016 ( en ligne. Consulté le 12 juillet 2023).
[4] Les pièces de Pierre et de Thomas Corneille font toutes l’objet d’une illustration, mais ce n’est pas le cas des autres pièces figurant dans l’ouvrage à titre de comparaison : le Jules César de Shakespeare (t. II, pp. 329-407), L’Héraclius espagnol, ou la Comédie fameuse, de Pedro Calderón de la Barca(t. V, pp. 5-91), la Bérénice de Racine (t. IX, pp. 126-229). Le tome VIII n’étant pas disponible en ligne, nous n’avons pu en vérifier le contenu.
[5] Nous employons ici le terme d’allégorie au sens étymologique du terme grec αλληγορία (allégoria) – « dire autrement » – et faisons référence, par le terme de procédé allégorique, que nous entendons dans une acception large, à l’allégorie en tant que personnification d’une idée abstraite, certes, mais aussi à la métonymie et au symbole. Voir B. Pérez-Jean, « Introduction : l’allégorie "autrement dit" », dans L’Allégorie de l’Antiquité à la Renaissance, Paris, Champion, 2004, pp. 13-20.
[6] La seule exception est celle du catalogue de l’exposition « La France au siècle des Lumières et de la galanterie » qui s’est tenue à l’Augustinermuseum de Fribourg-en-Brisgau en 2018, où cette édition a fait l’objet d’une notice : La France: Zwischen Aufklärung und Galanterie. Meisterwerke der Druckgraphik aus der Zeit Watteaus = La France au siècle des lumières et de la galanterie : chefs-d'œuvre de la gravure à l'époque de Watteau, cat. exp., Fribourg-en-Brisgau, Augustinermuseum (24 février-3 juin 2018), sous la direction d’H. Iehl et F. Reuße, Petersberg, Michael Imhof Verlag/Städtische Museen Freiburg, 2018, pp. 126-133, n° 25 (notice rédigée par F. Reuße).