Le cadrage indiscret au XVIIIe siècle.
Ce que le regard clandestin implique
du point de vue des images

- Floriane Daguisé
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Fig. 1. Gravelot et N. le Mire,
« L’amante piégée », 1757-1761

Résumé

La présence clandestine, qui surprend par son regard un acte ou un discours, engage une densité visuelle appelant sa concrétisation iconographique ; la scénographie indiscrète, récurrente dans la littérature du XVIIIe siècle, connaît ainsi un prolongement illustratif remarquable. Si l’indiscrétion au sein du texte construit l’événement comme une image, en retour l’illustration conforte et même parfois forge toute la vigueur spectaculaire d’un événement. Toutefois, la transposition d’une telle configuration suppose des aménagements formels pour répondre à la fois au détour narratif qu’implique la marge indiscrète et au resserrement actanciel qu’impose la perception incarnée. Ces effets de cadrage donnent lieu à des lectures parallèles, « supplémentaires ». Le regard du récepteur se trouve, pour ainsi dire, exorbité par cette surdétermination visuelle, tout ensemble thématisée, figurée et réfléchie.

Mots-clés : littérature, illustration, XVIIIe siècle, clandestinité, vision

 

Abstract

The clandestine presence, which catches an act or a speech through its gaze, opens a visual density calling for its iconographic realisation: the indiscreet scenography—recurrent throughout 18th-century literature—thus benefits from a remarkable illustrative continuation. If the indiscretion within the text builds the event as an image, in return the illustration reinforces and sometimes even shapes the whole spectacular vigor of an event. However, the transposition of such a configuration needs formal arrangements to respond both to the narrative detour implied by the indiscreet margin and to the actantial tightening imposed by the embodied perception. These framing effects give rise to parallel, “additional” readings. The receiver’s gaze finds itself bulging, so to speak, from this visual overdetermination, all together thematised, depicted and reflected.

Keywords: literature, illustration, 18th century, clandestinity, vision

 


 

L’importance de la présence clandestine dans les œuvres du XVIIIe siècle a largement été soulignée par la critique [1], dans les images (chez Watteau, Boucher, Lancret ou Pater) comme dans les textes (chez Challe, Marivaux ou Rétif). Le contexte matériel n’y est pas étranger : le livre se pare d’ornements visuels qui en renforcent la valeur esthétique et marchande. Le contexte artistique plus général dessine un réseau visuel où la curiosité et la surprise connaissent des mises en scène et des mises en série multiples [2]. Dans ce cadre, la scénographie indiscrète, récurrente, connaît un prolongement illustratif remarquable. Ce sera l’objet de cette réflexion : ce que la présence indiscrète, c’est-à-dire une présence non visible aux yeux des êtres qu’elle surprend, implique du point de vue des images [3].

En se concentrant sur le temps de la vision plutôt que sur le temps de l’action, sur le temps de la contemplation plutôt que sur le temps de l’effraction, la logique narrative de progression tend à être écartée au profit d’une logique proprement optique de focalisation. Le principe même de la perception clandestine complexifie ainsi le système de visibilité de l’image : elle en réfléchit le processus tout en le déplaçant. Si toute image donne à voir, l’image indiscrète donne à voir celui qui voit et ce qu’il voit sous un autre angle, un autre cadrage, souvent plus favorable pour le récepteur. Relais plutôt que reflet, l’observateur clandestin interroge bien la place du lecteur-spectateur, dont le point de vue est à la fois sollicité, intégré et orienté. Il impose un rapport complice à l’événement comme sa mise à distance sous l’œil d’un autre, condition à la fois d’une projection dans l’œuvre et de son appréhension surplombante. Aussi la transposition d’un tel dispositif voyeuriste – dont on sait l’intérêt dans la littérature dite libertine [4] – suppose-t-elle des aménagements formels pour répondre à la fois au détour narratif qu’implique la marge indiscrète et au resserrement actanciel qu’impose la perception incarnée. L’indiscrétion opère nécessairement un cadrage, textuel et visuel, par polarisation et sélection, effacement et condensation de ce qui est surpris. La mise en image de la clandestinité, programmée ou non par le texte, suscite ainsi de puissants effets de sens, qui viennent en retour cadrer la lecture.

 

Les affinités de la présence indiscrète et de la pratique illustrative

 

Les affinités qui unissent la présence indiscrète et la pratique illustrative sont de natures esthétique et éditoriale ; ces deux aspects sont d’ailleurs difficilement dissociables dans le cas du livre illustré. Les éditions « avec figures » mettent assez logiquement en avant les passages dont la narration a déjà déterminé la valeur iconographique, au premier rang desquels prend place la clandestinité perceptive. Cette présence conduit volontiers, dans le texte, à « faire scène » : un personnage voyeur constitue l’objet de sa perception en spectacle visuel. Son positionnement à la marge de ce qui l’arrête isole, donc cadre, un événement pour lui conférer l’énergie et l’autonomie d’une scène qui appelle sa figuration.

Cette perspective est d’autant plus sensible dans le cas où l’œuvre fait l’objet d’une réédition, d’une forme d’actualisation par l’ajout d’estampes, selon un équilibre stratégique entre la notoriété déjà assurée du texte et la nouveauté attrayante de l’image [5]. L’édition dite de Londres du Décaméron (1757-1761) répond à une telle entreprise éditoriale, en particulier en faisant appel à des artistes déjà réputés (François Boucher, Charles-Nicolas Cochin, Charles Eisen et Hubert Gravelot [6]). De manière significative, l’observation indiscrète constitue à plusieurs reprises le motif choisi : on pense notamment à l’estampe de Boucher figurant le duc d’Athènes épiant Alathiel, endormie (septième nouvelle de la deuxième journée). La planche de Gravelot pour la septième nouvelle du huitième jour constitue également un exemple stimulant (fig. 1). L’image organise, de part et d’autre d’un arbre, deux témoins clandestins épiant une jeune femme dénudée, saisie dans son mouvement de marche. Pour comprendre l’image, quelques éléments de l’intrigue s’imposent. Le jeune homme au premier plan, assis, a été trompé par la dame qui a profité de son amour et de sa naïveté ; comprenant son aveuglement, le jeune homme trompé se venge, sur le modèle de la beffa : la dame en question a sollicité son aide pour reconquérir un ancien amant ; il lui prescrit de se baigner nue sept fois pendant la nuit dans un fleuve, en tenant une « figuration », selon le texte, de son amant perdu (ici une statuette), puis de se placer sur un point haut, sous le soleil. Ce protocole ésotérique a pour objectif de dégrader la jeune femme, réduite au rang d’automate ridiculisé et de corps meurtri. Le texte – du moins la traduction d’Antoine Le Maçon, qui sert de support à cette édition – construit l’épisode en deux temps : d’abord les actions de la femme, puis l’observation de l’indiscret « caché avec son serviteur ». Le texte est ainsi saturé de verbes de vision et d’effets d’éclairage, comme une invitation au spectacle :

 

L’écolier (…) vit toutes les choses susdites, & elle passant ainsi nue, quasi tout près de lui, & lui voyant qu’avec la blancheur de son corps elle vainquait l’obscurité de la nuit, regardant après l’estomac, & les autres parties de son corps qu’il voyait tant belles pensant en soi-même ce qu’elle devait devenir en peu de temps, il n’eut aucune compassion d’elle [7].

 

Le clandestin s’absorbe dans la contemplation du corps comme l’œil s’arrête sur l’image. Texte et image façonnent une coïncidence visuelle entre l’indiscret et le récepteur, qui n’est pas sans difficulté. Cette coïncidence est renforcée par la symbolique de la frondaison-Panoptès de l’arbre central, rappelant la roue d’un paon. Imposant le spectacle par le biais d’un personnage voyeur, le texte comme l’image opèrent un changement de modalité actancielle – de l’action à la contemplation – qui conditionne un changement de modalité de lecture, dans le glissement du verbe à la vision.

 

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[1] Ce propos s’appuie en particulier sur les ouvrages de Christophe Martin, « Dangereux suppléments ». L’illustration du roman en France au dix-huitième siècle, Louvain, Peeters, 2005, et de Benoît Tane, « Avec figures… ». Roman et illustration au XVIIIe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014.
[2] Voir en particulier Christophe Martin, « Dangereux suppléments », Op. cit., p. 105, et Alain-Marie Bassy, « Le texte et l’image », sous la direction de Roger Chartier et Henri-Jean Martin, Histoire de l’édition, t. 2 : Le Livre triomphant (1660-1830), Paris, Promodis, 1984, p. 153.
[3] Benoît Tane explique justement que « passer par la présence du spectateur dans le texte oblige à considérer l’illustration non seulement pour ce qu’elle donne à voir mais aussi pour la façon dont elle le montre et l’intermédiaire qu’elle emploie » (« Avec figures… », Op. cit., p. 137). Benoît Tane développe ce propos au sujet du dispositif de la scène, définie par Philippe Ortel comme présence d’un tiers, notamment en effraction.
[4] Robert Darnton estime ainsi que « everywhere in the libertine tales, characters observed one another through keyholes, from behind curtains, and between bushes, while the reader looked over their shoulders [partout dans les histoires libertines, des personnages s’observaient les uns les autres à travers les serrures, derrière des rideaux et entre des buissons, tandis que le lecteur regardait par-dessus leurs épaules] » (The Forbidden Best-Sellers of Pre-Revolutionary France, New-York et Londres, W. W. Norton & Company, 1995, pp. 72-73).
[5] Sur ce point, voir l’introduction de Christophe Martin, « Dangereux suppléments », Op. cit., pp. 4-5 en particulier.
[6] S’il a déjà donné des illustrations pour L’Astrée et gravé des œuvres de Boucher, Gravelot acquiert véritablement le statut d’illustrateur éminent et incontournable à partir des années 1750, avec les éditions de Manon Lescaut (Amsterdam et Paris, F. Didot, 1753), de La Nouvelle Héloïse (Amsterdam, Rey, 1761), ou des Œuvres de Voltaire (Genève, Cramer, 1768-1774).
[7] Boccace, Le Décaméron, VIII, 7, Londres [Paris], [s.n.], t. IV, 1761, pp. 190-192, nous soulignons. La suite du texte développe le désir que suscite la proximité charnelle, temps de la réflexion et du fantasme.