L’acte d’image ou le regard de
l’image (XIe-XIIe siècles) : réflexions
à partir du Christ sculpté du tympan

de l’abbatiale Sainte-Foy de Conques
- Cécile Voyer
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Fig. 3. Le Christ-Juge, v. 1100

Fig. 4. Apostrophe gravée sur le bandeau, v. 1100

La tête du Juge, en légère saillie, est décollée du nimbe superposé au fond de la mandorle (fig. 3). Sa position par rapport au plan de l’image est à n’en pas douter dictée par le traitement singulier et unique des yeux de la représentation. La pupille, indistincte de l’iris, est logée dans la moitié inférieure de l’œil. Jean-Claude Bonne a observé que la pupille avait été forée obliquement, son inclinaison étant d’environ quarante-cinq degrés par rapport à l’aplomb du visage [9]. La paupière supérieure est baissée, presque à l’horizontale, renforçant par son ourlet l’ombre de la pupille logée dans une fente relativement étroite. La paupière inférieure est constituée d’une fine bordure, en retrait par rapport à celle de la paupière supérieure. L’orbite de l’œil est, de surcroît, enfoncée par la pommette à la fois haute et en relief, ce qui, selon les termes de Jean-Claude Bonne, accentue et prolonge l’angle de vision [10]. En raison de ce dispositif plastique, les yeux du Christ semblent baissés vers le parvis. Contrairement aux figures du Christ en majesté des XIe-XIIe siècles, aux yeux souvent exorbités, globuleux, levés vers le ciel ou regardant droit devant eux, au-dessus de la tête des spectateurs [11], la vision dont le juge de Conques a été doté n’est ni impersonnelle ni surplombante. Grâce au procédé employé par le sculpteur, le Christ, omnivoyant, semble en effet voir et suivre du regard toute personne qui se trouve sur le parvis de l’abbatiale. Bien sûr, cet effet n’est pas une invention du sculpteur du tympan, mais, à notre connaissance, il n’avait jamais été utilisé pour un Christ au premier Moyen Age.

Dans son Histoire naturelle, Pline rapportait déjà que l’artiste Famulus avait peint une Minerve « qui fixait des yeux le spectateur quel que fût l’angle d’où il la regardait [12]. Cette illusion d’optique est aussi mentionnée dans le De Syria Dea de Lucien de Samosate, écrit au IIe siècle : « Et cette idole a encore cette propriété stupéfiante : si l’on se tient juste en face d’elle, elle vous regarde et vous suit quand vous changez de position. Et si un nouveau spectateur la fixe d’un autre point de vue, la déesse le regardera aussi » [13]. Le phénomène est également décrit par Ptolémée dans son Optique, traduit en latin en 1154 par Eugène :

 

On croit communément que l’image d’un visage peint sur une tablette regarde le spectateur quoique l’image reste immobile, parce qu’un regard véritable n’est discerné que par la stabilité de la forme du rayon visuel, celui-là même qui tombe sur le visage peint (…). Par conséquent, quand le spectateur se déplace, le rayon de la vision se déplace, et le spectateur croit que l’image le suit du regard tandis qu’il la regarde [14].

 

Grâce à cet effet, le Christ du tympan de Conques manifeste sa présence car « celui-ci nous fait signe qu’il nous voit », là où les autres regardent [15]. Ainsi son regard non seulement franchit la distance qui le sépare du regardeur mais surtout il indique que le Juge s’adresse à celui qui se tient devant lui. Chaque pèlerin, chaque fidèle qui attendait l’ouverture des portes de l’abbatiale, le jour des grandes fêtes, était donc placé, face au Christ, dans la position du justiciable, dans les lieu et temps qui étaient les siens. Autrement dit, le regard du Christ pénétrait le lieu et le temps du regardeur sur lequel il se posait. Il s’abstrayait du lieu et de la temporalité de la Révélation pour envelopper le pécheur dans l’immédiateté du moment vécu. Grâce à ses yeux baissés, le Christ interpellait le pèlerin en lui signifiant qu’il le voyait ici et maintenant comme il le verrait, en personne, le jour du Jugement dernier [16]. Le phénomène d’énonciation fait se manifester, ici, l’animé de l’œuvre, non pas « comme une réalisation guidée de l’extérieur mais bien comme une enargeia qui vient à la rencontre » du fidèle [17].

Toutefois, comme le temps du Jugement dernier relève du futur et que le tympan offre une mise en images d’un récit à venir, le regardant-regardé ne participait donc pas à l’épisode annoncé et non encore advenu, exposé au seuil de l’abbatiale. Il devenait le protagoniste d’une autre action où il était question du jugement du Christ sur sa personne mais dans l’ici et le maintenant du fidèle, avant qu’il ne pénètre dans l’église. Il se jouait alors sur le parvis de Sainte-Foy une scène qui visait à préparer le pécheur à entrer dans la maison de Dieu et de la sainte.

Le tympan restait bien sûr un lieu de projection où le regardeur pouvait s’assimiler à ceux qui étaient dans l’attente du Jugement, en train d’être jugés ou encore aux pèlerins qui, en queue du cortège des élus du registre médian, s’apprêtaient à la contemplation éternelle de Dieu. L’œuvre sculptée avait donc valeur d’exemplum comme le signale l’exposition des corps tourmentés des damnés en enfer et l’apostrophe gravée sur le bandeau : O PECCATORES TRANSMUTETIS NISI MORES JUDICIUM DURUM VOBIS SCITOTE FUTURUM (« Ô Pécheurs, si vous ne réformez pas vos mœurs, sachez qu’un jugement terrible vous attend ») (fig. 4). La potentialité de la damnation était brandie afin d’inciter les fidèles à la conversion ; une conversion non seulement au cœur du récit mis en images sur le tympan mais aussi au centre du discours tenu sur ce récit par le regard scrutateur du Christ. Toutefois, pour approcher pleinement la transformation, le changement d’état engendré par le dispositif visuel du tympan, il convient de dépasser l’analyse du génial « phénomène d’énonciation » qu’est le regard christique, en considérant l’essence divine du pouvoir de la vue, la conception de la vision et la physiologie de l’œil.

Selon les théories grecques de l’optique, et ce quelle que soit l’école philosophique de référence, il est admis que « l’émission de rayons visuels implique la sortie par la pupille d’un élément igné (même s’il s’agit d’un mixte), venant se mêler dans l’air au feu externe dont la présence est attestée par la lumière » [18]. Ce flux visuel d’origine interne combiné au feu externe, présent dans l’air, forme une sorte d’organe temporaire qui, palpant les choses à distance, permet la connaissance des formes et des couleurs [19]. Principe actif, sentant autant que sensible, ce flux est donc assimilé au regard.

 

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[9] J.-Cl. Bonne, Ibid., p. 78.
[10] Ibid., p. 78.
[11] A titre comparatif, voir le traitement du regard du Christ sur le tympan du portail méridional de l’abbatiale Saint-Pierre de Moissac, sculpté vers 1115-1130, ou encore celui du Christ du tympan du portail sud de l’abbatiale Saint-Pierre de Beaulieu, réalisé vers 1120-1130 : les yeux sont écarquillés, la paupière supérieure est gonflée et le regard se perd au-dessus de la tête du spectateur.
[12] Pline, Histoire naturelle, liv. 35 (La peinture). Texte établi, traduit et commenté par J.-M. Croisille, Les Belles Lettres, Paris, 1947, § 120.
[13] Lucien de Samosate, Œuvres complètes de Lucien de Samosate, 72, Sur la déesse syrienne, texte traduit et annoté par E. Talbot, Paris, Hachette, 1912, § 32 : « Il y a encore dans cette statue une autre merveille. Si vous la regardez en face, elle vous regarde ; si vous vous éloignez, son regard vous suit. Si une autre personne fait la même expérience d’un autre côté, la statue en fait autant pour elle ». Voir également Lucian : one the Syrian Goddess, texte édité et commenté par J. Lightfoot, Oxford, Oxford university Press, 2003.
[14] L’Optique de Ptolémée d’après la traduction latine de l’amiral Eugène : L’Ottica di Claudio Tolomeo da Eugenio, édition princeps de G. Govi, Turin, Stamperia reale della ditta G.B. Paravia e c. di I. Vigilardi, 1885, p. 55.
[15] J.-Cl. Bonne, L’Art roman de face et de profil, Le tympan de Conques, Op. cit., p. 78.
[16] Toutes ces remarques ont déjà été formulées par J.-Cl. Bonne, Ibid., pp. 78 et suivantes.
[17] H. Bredekamp, Théorie de l’acte d’image, Paris, La Découverte, 2015, p. 76.
[18] G. Simon, Le regard, l’être, l’apparence dans l’optique de l’Antiquité, Paris, Editions du Seuil, 1988, p. 31.
[19] Ibid., p. 32. Voir aussi, A.Vasiliu, « Toucher par la vue. Plotin en dialogue avec Aristote sur la sensorialité de l’incorporel », Les Etudes philosophiques, n° 154, 2015/4, pp. 555- 580 (en ligne. Consulté le 30 novembre 2022).