« Anch’io son’ pittore ! » : voir et lyre
dans les vies de saintes de Destrées

- Marion Uhlig
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Fig. 13. Destrées, Vie de sainte Catherine,
début du XVIe s.

Fig. 10. Destrées, Vie de sainte Wenefrede,
début du XVIe s.

Fig. 14. Destrées, Vie de sainte Catherine,
début du XVIe s.

Fig. 15. Destrées, Vie de sainte Marguerite,
début du XVIe s.

Fig. 16. Valerio Magrelli, « Da Le Vase brisé di Sully
Prudhomme
» et « Il vaso infranto », 1992

Lyre

 

De fait, et au-delà du spectacle offert par les lettres et les mots, la question se pose : que Destrées nous donne-t-il à lyre ? Les instructions placées en amont des énigmes enjoignent au lecteur de « lyre ». C’est le cas ici, dans la Vie de sainte Catherine, où la lectrice est invitée à « lyre de tous coustés » (fig. 13), c’est-à-dire à l’endroit comme à l’envers, de haut en bas comme de bas en haut : quel que soit l’ordre dans lequel les mots sont distribués, on a toujours affaire à un huitain pentasyllabique en rimes croisées, produisant un sens identique. Est-ce alors à dire que les jeux poétiques envisagés ici se limitent à être vus et ne doivent pas être lus car ils sont, sur le plan du sens, entièrement gratuits ? Ou au contraire, serait-il envisageable de lyre vraiment ces textes et d’en proposer un commentaire ? La question est celle que pose Michel Butor, telle que la glose Andrea Cortellessa, lorsqu’il interroge le rapport entre le mot et l’image qu’il produit, l’écriture et sa peinture, dans un tableau de Magritte : « Dois-je contempler l’image, jouir de son équilibre global, ou dois-je m’efforcer de déchiffrer à tout prix les mots qui (…) la traversent ? Dois-je, en somme, regarder ou lire ? » [19] Mieux encore, les deux attitudes sont-elles possibles ?

On relèvera sans peine quelques constantes dans les acrobaties de Destrées passées plus haut en revue. A l’endroit de la lecture combinatoire, notamment, on s’aperçoit que les composantes des poèmes peuvent être échangées « de tous coustés », c’est-à-dire que les blocs, en position syntaxique équivalente, peuvent permuter indéfiniment sans déperdition de sens. Leur statut reste le même, qu’on lise à l’endroit, à l’envers, de haut en bas ou de bas en haut. Il y a en effet dans ces pièces un principe de « parallélisme généralisé » qui rend toutes les unités équivalentes par leur fonction syntaxique et leur classe morphologique, ainsi que par le sens qui s’en dégage [20]. Il n’en va pas autrement de l’échiquier examiné plus haut : le principe de permutation fonctionne pour la raison même qu’il a lieu en l’honneur de la vierge martyre (fig. 10). C’est au nom de celle-ci que le texte peut se construire en refusant la linéarité et en s’exposant au risque de la fragmentation. Certes, les épithètes sont interchangeables à l’infini, mais elles ne sont pas éparses ; bien plutôt, elles cultivent une même famille de sens, tendent vers la même fin et relèvent d’un discours qui n’a plus besoin d’articulations pour être cohérent. On dira avec François Cornilliat que ces poèmes soumis à la logique de la frequentatio s’élaborent dans le refus de la subordination : tous les mots du texte se situent à la même distance et participent à part égale de la dignité de l’objet de la louange, comme s’ils formaient autour de la sainte une couronne de qualités [21]. On comprendra dans le même esprit l’utilisation de la deuxième personne du singulier : le tu adressé à la sainte soumet le fil du texte au présent de l’oraison et de la célébration ; c’est la louange toujours actualisée, toujours performée, que la lecture met en œuvre.

Mais qu’en est-il alors des vers qui dépassent l’entendement, ceux où l’on n’arrive plus à voir, et moins encore à lyre : que s’y passe-t-il ? (fig. 14) On a affaire là à de vraies énigmes, qui vont jusqu’à la rupture du sens, l’exigent même en la montrant du doigt. On atteint en somme par ces vers blancs, vides – que l’éditeur, et après lui François Cornilliat, se sont essayés pour la Vie de sainte Catherine à combler par des rimes en -ort ; -uy ; porte (respectivement desmort ; refuy ; mort ; port ; apuy ; puy ; porte ; porte) [22] – l’acmé de la jonglerie lettriste. Reste que, pour ce cas qui clôt la Vie de sainte Marguerite (fig. 15), il n’y a même plus de solution proposée, car les critiques, même les plus opiniâtres, ont jeté l’éponge [23]. De fait, on touche ici à une suspension pure et simple de la senefiance, quoique partielle et en principe compensable à la lecture : il manque pour chaque vers le dernier mot ou la dernière syllabe, et ce ne sont plus cette fois des fleurs, mais autre chose qui doit permettre de combler l’absence. Bien entendu, divers indices dans la partie écrite du texte permettent de déterminer la longueur du vers complété ainsi que l’agencement de ses rimes. Mais le choix est laissé au lecteur, et il comporte un tel nombre de possibilités qu’il est presque exclu d’achever le message. Petersen parvient à boucher quelques trous, avant d’abandonner la partie [24]. Que faire alors de telles pièces, comment les appréhender ?

Pour tenter d’esquisser non pas une réponse et encore moins une solution, mais plutôt une piste de réflexion, je voudrais convoquer le poème contemporain dont j’ai parlé plus haut, qui offre la traduction italienne du Vase brisé de Sully Prudhomme par Valerio Magrelli, dans ses Exercices de typtologie publiés en 1992 [25] (fig. 16). Par sa traduction, Magrelli livre sa propre interprétation du poème. Sur la page paire, à gauche, figure la première traduction, qui respecte en tout point la métrique et les rimes de l’original ; sur la page impaire, à droite, est donnée ce qu’on pourrait appeler une « version performative » de la même composition, qui met en œuvre la rupture du vase textuel se désagrégeant, strophe après strophe, en fragments toujours plus fins de vers libres [26]. Comme on le voit, les mots de la dernière strophe sont subdivisés en phonèmes uniques, en soi inintelligibles : ce qui est figuré, c’est évidemment le bri du vase à travers l’amuïssement des lettres. Des deux versions, Magrelli dit que « l’une n’abolit pas l’autre. Elles demeurent toutes deux en suspension. (…) Elles apparaissent comme deux poèmes différents, alors que c’est le même ». L’auteur précise encore que la métrique et les rimes de la première version ont été remplacées dans la deuxième par « un calligramme qui traduit le dessein, le sens » [27]. Ce procédé, me semble-t-il, est comparable à la traduction du latin au français de Destrées accompagnée, sur le plan formel, de figurations mises en œuvre, ou plutôt en scène, par les artifices surajoutés. Mais qu’en est-il du sens ?

 

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[19] M. Butor, Les Mots dans la peinture, Genève, Skira, 1969, p. 145, cité et glosé par A. Cortellessa, « D’un manuel d’écriture ‘fantastique’. A propos d’une ‘fonction Twonbly’ », dans Ecrire en dessinant, Op. cit., pp. 38-55, ici pp. 46-47.
[20] L’expression est de F. Cornilliat, « Or ne mens », Op. cit., p. 344, qui reprend lui-même Jakobson.
[21] Ibid., p. 346.
[22] Voir H. Petersen, éd. cit., pp. 40-41 et F. Cornilliat, « Or ne mens », Op. cit., pp. 341-342.
[23] Voir H. Petersen, éd. cit., p. 40.
[24] H. Petersen, éd. cit., p. 41.
[25] V. Magrelli, « Da Le Vase brisé di Sully Prudhomme » et « Il vaso infranto », dans Esercizi di tiptologia (Il Nuovo specchio), Milan, Mondadori, 1992, rééd. dans Poesie (1980-1992) e altre poesie, Turin, Einaudi, 1996, pp. 264-265.
[26] L’expression est d’A. Cortellessa. Je renvoie à son analyse dans « D’un manuel d’écriture ‘fantastique’ », art. cit. pp. 42-43.
[27] V. Magrelli, Le Vase brisé, Montréal, Noroît, 2000, p. 111.