« <Anima> statim se videt in sui corporis
imagine, in qua mox a spiritibus ad hoc
ordinatis suscipitur, vel consolanda, vel
purganda, vel torquenda
 ».

La vie en images de l’âme, dans le rêve
et après la mort selon le Dialogue sur
l’âme
d’Aelred de Rievaulx

- Christian Trottmann
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Sur le premier point développé dans le premier livre du dialogue, disons en bref que la sensibilité constitue pour lui une sorte de charnière entre l’âme et le corps [5]. Passons sur l’idée peu orthodoxe, mais non dénuée d’un charme que l’on retrouvera chez Dante, d’un rôle de l’union affective des parents dans la transmission de l’âme de l’enfant ainsi conçu. Chez les animaux, la sensibilité s’explique (comme d’ailleurs la croissance chez les plantes) par la présence plus subtile du feu et de l’air dans leur organisme. Ces éléments ignés ou aériens du sang et du souffle sont ainsi appelés esprit par analogie. Toutefois, composée de ces éléments matériels, l’âme animale ne saurait survivre à la désagrégation du corps. Au contraire, l’âme humaine est purement spirituelle, bien que capable de sentir par le corps. Si la sensibilité fait ainsi le lien avec lui, l’âme humaine n’est par essence constituée que des trois facultés augustiniennes : mémoire, intelligence et volonté. Tel est l’objet du second livre. Nous arrivons ainsi au terme de cette présentation biobibliographique au dernier livre du dialogue qui intéresse notre propos et concerne l’âme au sortir du corps.

 

De la mort au rêve et retour

 

Au début de ce troisième livre, Aelred commence par rappeler que l’âme est une substance simple et purement spirituelle, qui ne saurait se mêler au corps, pas plus que les éléments matériels ne sauraient devenir esprit [6]. Les plus subtils, rappelle-t-il encore, sont appelés esprit selon un sens métaphorique et ce sont eux qui assurent la sensibilité animale mortelle [7]. C’est elle qui sert en l’homme d’interface entre l’âme spirituelle et le corps qu’elle dirige par son entremise. C’est d’ailleurs, précise Aelred, lorsque cette sensibilité disparaît, ainsi que le mouvement (celui du sang en particulier) et le souffle, que la mort (clinique dirions-nous aujourd’hui) peut être constatée [8]. Or c’est cette même sensitivité, interrompue par la mort et la dislocation des quatre éléments matériels composant le corps qui ressuscitera avec lui [9].

Si la séparation est ainsi radicale, la question fuse, dans la bouche de Jean, l’interlocuteur d’Aelred dans ce dialogue. : « Dans quel état se trouve l’âme en sortant du corps ? Où va-t-elle, où se retire-t-elle ? Quelle forme a-t-elle, quel aspect ? » [10]. Aelred commence par recourir à l’évangile du mauvais riche et du pauvre Lazare (Lc 16, 22) dont les âmes sont pour l’une « emportée par les anges dans le sein d’Abraham » et pour l’autre « ensevelie en enfer ». Toutefois, cette réponse suscite de nouvelles questions de la part de Jean : l’âme, nature simple et subtile, ne saurait faire l’objet d’un mouvement local, d’un transfert matériel d’un lieu à un autre [11].

C’est pour satisfaire à ces légitimes interrogations qu’Aelred propose le détour par le rêve, non sans avoir rappelé le fonctionnement ordinaire de l’âme dans le corps selon les quatre facultés reprises à Boèce : sensitivité, imagination, raison et intelligence. Durant la vie ordinaire dans le corps, l’âme ne perçoit à travers les sens, rien d’autre que les réalités matérielles [12]. Sauf à être ravie en extase, c’est à grand peine qu’elle s’unifie pour une concentration rationnelle ou intellectuelle. Or dès que les sens s’assoupissent, l’âme qui reste éveillée durant leur sommeil n’a d’autre recours que de passer tout entière dans les images qu’ils ont imprimées en elle durant le jour [13]. Elle s’y trouve comme engluée, elle qui avec l’aide de la raison parvient à peine durant le jour à s’en abstraire pour un bref instant de contemplation intellectuelle.

Ce détour par le rêve est l’occasion d’une réflexion sur l’articulation entre le cours de ses images et l’influence extérieure des esprits angéliques, bons ou mauvais [14]. Dieu les diligente pour utiliser les images oniriques en vue d’instruire les bons, mais aussi de tourmenter les mauvais. C’est l’occasion pour Aelred de répondre à la question de Jean sur le caractère prophétique des songes, à grand renfort de références bibliques : songe de Pharaon interprété par Joseph (Gn 41, 25) ; visions d’Isaïe (6, 9) ou de Daniel (7, 17 ; 9, 22), moins pertinentes par rapport à un onirisme nocturne, songe de Nabuchodonosor (Dn 4, 1) ou évocation des cauchemars des réprouvés (Sg 18, 17 et 19).

Tous ces exemples ont pour Aelred valeur de preuve que c’est dans cette puissance imaginative et à partir de formes de réalités corporelles, que l’âme qui y est totalement absorbée pendant le sommeil des sens, est punie dans le cas des mauvais, consolée dans celui des bons [15]. C’est l’occasion pour Jean de s’enquérir de l’intervention des morts dans nos rêves. Qu’il s’agisse de vivants ou de morts, leur apparition dans le rêve reste subjective selon Aelred qui évoque l’exemple du disciple d’Augustin instruit par lui dans un rêve sans que le maître n’en ait aucune conscience : « Pourquoi ne pas croire que l’on voit un mort en rêve de la même manière que l’on voit un vivant ? Tous deux n’en savent rien et ne se préoccupent ni du lieu, ni du moment, ni des images d’eux dans lesquelles on les rêve » [16].

Mais ce qui intéresse davantage Aelred, c’est la réalité des souffrances endurées en rêve. Ne sont-elles pas fictives ? Seule la douleur de l’hypocrite est fictive parce que feinte, comme dans le cas des pleureuses professionnelles [17]. Même s’il souffre par des images, la douleur du rêveur n’en est pas moins une vraie douleur, et ce parce qu’elle est psychique, pourrions-nous préciser. Les deux exemples examinés sont celui de Jérôme [18] frappé en rêve pour avoir préféré l’éloquence de Cicéron aux Saintes Ecritures et celui de Furseus, brulé en rêve, relaté par Bède le Vénérable dans son Histoire Ecclésiastique (III, 19). Si en général il ne reste pas trace au réveil des coups reçus en rêve, Furseus est présenté comme l’exception qui confirme la règle [19]. C’est par la volonté même de Dieu que sa brûlure rêvée la nuit apparaît miraculeusement sur son épaule au matin, en confirmation de la réalité de cette douleur et de sa cause peccamineuse. Prétendre qu’on ne saurait ressentir une douleur réelle pendant le sommeil, c’est aller contre l’expérience commune à tous les mortels.

Nous comprenons ainsi qu’il y a un « faire image » divin qui, dans le rêve, console ou instruit, voire corrige les bons et tourmente, voire fait souffrir les mauvais. Or selon Aelred, ce sera de manière similaire que les âmes séparées vivent en image leur destin éternel. Il reprend de manière synthétique ce « faire image » de l’âme séparée à partir de l’instant de sa mort, par opposition au fonctionnement ordinaire de l’âme unie au corps. Tant qu’elle se trouve en lui, l’âme use de l’élan vital (motus vitalis) qui nous est commun avec les arbres, et qui réalise la croissance du corps, ainsi que du mouvement sensible (motus sensualis) qui nous est commun avec les animaux et permet de voir par l’œil, sentir par l’oreille [20]… Aelred, sans avoir accès au texte du De anima d’Aristote, distingue par expérience ce qui relève chez lui des âmes sensibles et végétatives.

Or, précise encore Aelred, ce n’est pas seulement la perception par les cinq sens qui est mise en œuvre par l’âme unie au corps, mais encore la mémoire imaginative (memoria phantastica), qu’il distingue de la faculté spirituelle de l’âme humaine. Cette faculté imaginative qui nous est commune avec les animaux est celle qui leur permet de « retrouver leurs gites et leurs nids », explique-t-il à la suite d’Augustin [21]. C’est elle qui est à l’œuvre dans les rêves de l’âme encore unie à un corps assoupi, où elle ressent consolations ou tourments [22]. C’est par elle encore que l’âme quittant son corps à la mort, se voit dans l’image de ce corps mémorisée dans cette « phantastica memoria », mais pour être reçue directement, étant purement spirituelle, par des esprits qui sauront la consoler, la purifier ou la tourmenter. Nous reconnaissons ici la tripartition catholique des fins dernières entre paradis, purgatoire ou enfer, confirmée selon le théologien cistercien par l’évangile du mauvais riche et du pauvre Lazare.

 

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[5] « At si possis cogitare quod sicut sensus quodammodo medium quiddam est inter carnem et animam, et propter similitudinem et viciniorem spiritui naturam quodammodo capax est animae, et quasi gluten quo anima miscetur corpori, et tenetur in corpore, ita ut vis vel materia, quae postea prorumpit in sensum, in semine latens, superioris alicuius virtutis capax sit, quae ex paterno maternoque affectu invisibiliter incorporaliterque procedens ipsa mediante teneatur in semine, et pro tempore in animae transeat naturam, forte cogitare posses animam esse de traduce » (Ibid., Dialogus de anima, I, 52, trad. fr., P. Y. Emery, Notre Dame du Lac, 2007, p. 46 ; CCCM, p. 701).
[6] « quoniam igitur anima simplex est substantia, non recipiens maius aut minus, tantae insuper subtilitatis, ut omnem corpoream excedat qualitatem, adeo ut, cum omne corpus secundum beatissimum augustinum in omn e corpus mutari possit, nunquam corpus in spiritum, nec spiritus possit in corpus mutari; nullo modo animam teneri in corpore, et misceri posse cum carne » (Ibid., III, 2, p. 96 ; CCCM, p. 732).
[7] « Ipsa est uis sensualis, quae ex subtilioribus elementis, igne scilicet et aere eliquatis, et ab hac carnali grossitudine et corpulentia adeo defaecatis, ut quibusdam sufficiat uitam praestare corporibus; uel accensa, uel compacta, capax est quodammodo animae rationalis, quae ei, ut ita dicam, praesidens, et insidens, eam regit et ordinat, et per eam subditum sibi corpus et membra » (Ibid., p. 98 ; CCCM, pp. 732-733, citant Augustin, De Genesi ad litteram, VII, 15, 21).
[8] Ibid., III, 3-5, pp. 97-98 ; CCCM, p. 733.
[9] « Aelredus. ex quatuor elementis omne corpus consistit. Humanae autem carnes ad terrenam et humidam maxime pertinent qualitatem. Porro uis sensualis, ut diximus, ex ignea uirtute creatur, ex aeria motus. Itaque corpus mortuum, quod te dubitare non credo, ad terram, de qua sumptum est, reuertitur, resumendum ab anima in ultima resurrectione. Nec credendum est corpus sine sensu resurrecturum, aut cum alio quam cum ipso quo nunc uiget. humanum namque corpus cum omni plenitudine et integritate suae naturae resurrecturum, omni tamen corruptione consumpta, fides christiana non dubitat. Cur igitur non credatur, et uim ipsam sensualem, siue motabilem ad ipsa elementa, de quibus est creata, reuerti, ab ipsa anima cum corpore in die iudicii resumendam ? » (Ibid., III, 7, pp. 98-99 ; CCCM, p. 734).
[10] « Ioannes : Quomodo se habet anima exiens e corpore, quo abit, quo diuertit, quam habet formam, quam speciem ? » (Ibid., III, 7, p. 99 ; CCCM, p. 734).
[11] « Iannes : Hoc est, quod me plurimum mouet, quomodo excipitur ab angelis, in qua forma, in qua specie, cum anima tam simplex sit, tam subtilis, ut ex nullis sit partibus composita, nec tangi possit, nec per loca quaelibet corporaliter ferri. Aelredus : quodam circuitu opus est, ut hoc intelligamus » (Ibid., III, 8, p. 99 ; CCCM, p. 734).
[12] « Itaque, quamdiu homo uiuit in corpore, corporeis mouetur sensibus, et uix raro uigilans ab his extrahitur, cum scilicet in excessum rapitur, aut morbo sensus turbatur, aut alterius naturae spiritu in aliud aduocatur, uel uehementiori cogitatione mens ab his sensibus in seipsa recipitur, et diffusa in multis ad unum aliquid colligitur » (Ibid., III, 10, p. 100 ; CCCM, p. 735).
[13] « Hinc est, quod ipsis sensibus somno sopitis, tota anima in imaginibus est, quas uigilanti sensus impressit. Nec mirum, si ratione a suo uacante officio, anima sibi impressas non potest exuere formas, cum animus uigilans, et totum in seipsum colligens semetipsum, uix quasi uno temporis momento corporearum imaginum sordes potest abigere, et in ictu oculi intellectualem attingere puritatem » (Ibid., p. 101 ; CCCM, p. 735).
[14] « Aelredus : sicut omnibus his corporalibus deus per subditos sibi spiritus utitur ad uindictam malefactorum, laudem uero bonorum, ita profecto et hanc uim imaginariam sapienter ad suorum retorquet profectum, poenam uero reproborum. Per eam namque saepe et boni erudiuntur, et mali torquentur, cum illis nonnunquam secreta pandantur, isti horrendis uisionibus terreantur » (Ibid., 11, p. 101 ; CCCM, p. 735).
[15] « His patescunt exemplis quod uis imaginaria, in qua anima sopitis sensibus demoratur, per diuersas rerum corporalium formas alios punit, alios consolatur » (Ibid., 12, p. 102 ; CCCM, p. 736).
[16] « "Cur non eodem modo credimus fieri, ut in somniis quid uideat mortuum, quo fit ut uideat uiuum, ambobus utique nescientibus, neque curantibus quis, uel ubi, uel quando, uel quorum imagines somnient?" haec Augustinus », (Ibid., 18-19, p. 106 ; CCCM, pp. 738-739).
[17] « Aelredus : falsus dolor nescio quid sit: qui si dolor est, uerus dolor est. Si uerus dolor non est, nec dolor. Neque enim existimo falsum esse dolorem, nisi forte, cum homo se fingit dolere, cum minime doleat, sicut lamentatrices quae conducuntur ut mortuum plangant. Illarum dici potest falsus dolor, quae super mortuo nihil dolentes, dolere se super mortuo simulant » (Ibid., 16, pp. 104-105 ; CCCM, pp. 737-738).
[18] « Sed et multos, ut dicit scriptura, errare fecerunt somnia. […] Scimus praeterea bonos imaginaria uisione purgatos, uel castigatos; sicut beatus hieronymus seipsum refert in somniis uerberatum, eo quod tullianam eloquentiam diuinis praetulerat litteris. (…) Quocirca si anima hieronymi in illis uerberibus doluit, profecto uere doluit » (Ibid., 13-15, pp. 103-104 ; CCCM, pp. 736-738, allusion à Jérôme, Ad Eustochium, Lettre XXII, 30).
[19] « Nam ut uerus probaretur dolor, quem in illo excessu, uel somno senserat furseus, uoluit deus ut adustio, quam quasi in humero senserat anima, quoadusque uiueret in humero sui corporis appareret. Quocirca qui dicunt hominem dormientem non posse torqueri, contra omnium mortalium sensum experientiam que loquuntur » (Ibid,16, p. 105 ; CCCM, p. 738, allusion à Bède le Vénérable, Histoire Ecclésiastique, III, 19).
[20] « Aelredus : quamdiu anima est in corpore, ipsis instrumentis corporeis uel organis utitur. Utitur profecto motu illo uitali qui nobis communis est cum arboribus ad corporis incrementum et nutrimentum. Utitur motu sensuali ad corpus sensificandum, praestans oculo ut uideat, auri ut audiat, naribus ut olfaciant, palato ut gustet, toti corpori ut tangat » (Ibid., 29, p. 113 ; CCCM, p. 743).
[21] « Utitur enim ipsis organis ex quibus sensus procedit et motus, et memoria, non illam dico qua recordamur, discernentes inter praeterita et futura, sed illam quae phantastica dicitur, quae nobis communis est cum bestiis, per quam cubilia uel nidos suos repetunt, et multa mira faciunt » (Ibid., 29, pp. 113-114 ; CCCM, p. 743).
[22] « His igitur utens, recipit in se rerum corporalium imagines. Sicut autem somno sopitis sensibus anima se statim uidet in imaginibus corporalibus, in quibus aliquando uisis satis iucundis consolatur, aliquando horribilibus terretur, aliquando poenalibus cruciatur: ita profecto cum, deficientibus instrumentis, quibus tenebatur in corpore, coeperit non esse in corpore, statim se uidet in sui corporis imagine, in qua mox a spiritibus ad hoc ordinatis suscipitur, uel consolanda, uel purganda, uel torquenda; et hoc est quod ait euangelista: contigit mori inopem illum, et portatus est ab angelis in sinum abrahae. Mortuus est et diues, et sepultus est in infernum » (Ibid., 29, p. 114 ; CCCM, p. 743).