L’image de l’horizon dans
la Sfera de Gregorio Dati

- Thomas Le Gouge
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Résumé

Comment a-t-on pensé et représenté l’horizon à l’aube de la Renaissance ? Dans cet article, nous nous intéressons à la définition qu’en donne Gregorio Dati dans la Sfera – poème cosmologique écrit à Florence au début du XVe siècle – et aux schémas enluminés qui accompagnent souvent les manuscrits de ce texte. Leur spécificité réside dans le fait que Dati associe à ce repère astronomique, qu’est, à l’origine, la ligne d’horizon, une expérience visuelle. En s’inscrivant dans la double filiation du De sphaera de Sacrobosco et des enluminures de la séparation de la lumière et des ténèbres dans l’iconographie de la Genèse, il compile deux sources de nature différente et tend à inscrire l’horizon dans une représentation.

Mots-clés : horizon, Gregorio Dati, Sfera, Renaissance

 

Abstract

How did we use to think of the horizon? How did we represent it on the eve of the Renaissance? This article focuses on Gregorio Dati’s definition of the horizon in the Sfera – a cosmological poem written in Florence at the beginning of the fifteenth century – and on the illuminated diagrams that often accompany the manuscripts of this text. Their specificity lies in the fact that Dati associates a visual experience with the astronomical landmark that is originally the horizon line. By following the dual tradition of Sacrobosco’s De sphaera and the illuminations of the separation of light and darkness in the iconography of Genesis, Dati compiles two sources of a different nature and tends to inscribe the horizon in a representation.

Keywords: horizon, Gregorio Dati, Sfera, Renaissance

 


 

L’horizon désigne d’abord la ligne au-delà de laquelle le regard ne peut plus se porter lorsqu’on contemple un paysage, terme dont il faut rappeler qu’il n’apparaît qu’au XVIe siècle dans le dictionnaire de Robert d’Estienne sous la définition suivante : « mot commun entre les painctres » [1]. Difficile en effet quand on regarde un espace dont la vue est dégagée de ne pas associer l’horizon à un imaginaire pictural lié aux tableaux du Lorrain, à ceux de Vernet, aux poèmes d’Hugo, à ceux de Lamartine, à la pensée d’Husserl et de Merleau-Ponty. Possible et impossible, fini et infini, proche et lointain, l’horizon semble fondamentalement lié à une expérience de l’inatteignable apparue au tournant du XVIe et du XVIIe siècle.

Auparavant, l’expérience de l’horizon semble moins chargée. C’est d’abord un terme technique qui appartient au domaine de l’astronomie et qui désigne la ligne ou le cercle perpendiculaire à la verticale du lieu où nous nous trouvons. Il permet notamment, à l’aide d’un astrolabe dont il constitue l’un des principaux éléments, de calculer depuis combien de temps le soleil s’est levé, et donc de connaître l’heure qu’il est [2]. Dans le contexte de l’astronomie ptoléméenne, qui place la terre au centre d’un univers sphérique, l’horizon est ainsi conçu comme la ligne ou le cercle qui sépare en deux moitiés la terre et le ciel. Avant d’être une image ou même ce fantasme des lointains qui fera rêver les romantiques, l’horizon est donc d’abord une ligne géométrique, un repère abstrait.

Le Moyen Age connaît ainsi de nombreuses représentations de l’horizon ; elles prirent la forme, dans les manuscrits scientifiques et astronomiques, de diagrammes. Au départ simples figures géométriques, ceux-ci furent, pendant toute la fin du Moyen Age, reproduits et peints. Dans cet article, nous partirons de la description de l’horizon donnée par Gregorio Dati dans la Sfera, poème astronomique et géographique écrit au début du XVe siècle et illustré dans de nombreux manuscrits. En évoquant les deux sources principales auxquelles Dati et les copistes et enlumineurs de la Sfera semblent se référer, nous inscrirons l’horizon astronomique dans le réseau de métaphores et d’images qui lui sont propres. Nous montrerons ainsi comment ces enluminures témoignent d’une évolution dans la représentation de l’horizon qui, de simple figure géométrique au début du XIIIe siècle est progressivement associée à la réalité telle qu’on est supposé pouvoir la voir [3]. A l’aube de la Renaissance, la structure géométrique de l’horizon devient une image qui, bien que cherchant à figurer la réalité visible, n’en garde pas moins son origine abstraite.

La Sfera de Gregorio Dati est un texte aux multiples influences. Ecrit au début du XVe siècle par un marchand florentin, bien diffusé pendant le XVe et le XVIe siècle et souvent illustré, ce poème compile plusieurs sources scientifiques et didactiques parmi lesquelles le De sphaera de Sacrobosco, le Livre du trésor de Brunetto Latini, le Dittamondo de Fazio degli Uberti et la Composizione del Mundo de Restoro d’Arezzo [4]. Il ne constitue certes pas l’état le plus avancé des connaissances scientifiques de son temps : les nombreuses cartes qui se trouvent à la fin du texte sont trop imprécises pour avoir pu être utilisées pour la navigation et le texte a sans doute été utilisé comme manuel pour des écoliers [5]. Sa simplicité fait aussi son intérêt puisqu’il nous permet de nous faire une idée du savoir astronomique élémentaire qu’un jeune Florentin était capable de maîtriser.

Dans les quelques vers qu’il consacre à l’horizon, Dati mêle les deux sens que prennent l’horizon médiéval, l’horizon rationnel ou astronomique, ligne géométrique perpendiculaire à la verticale du lieu de l’observateur, et l’horizon sensible, celui qui marque la limite du champ de vision :

 

Fais comme si tu te trouvais sur une haute montagne
Et que tu regardais partout tout autour
Le ciel t’apparaîtra comme l’arche d’un pont
Posé sur la terre comme un four.
Le cercle de la limite est l’horizon.
Et maintenant considère qu’il est midi
Cet hémisphère sera illuminé
Et ce sera la nuit complète du côté opposé [6].

 

Dati nous invite donc à nous imaginer en haut d’une montagne et à observer le ciel. Alors, écrit-il, nous verrons la voûte céleste s’étendre au-dessus de nous, comme « l’arche d’un pont ». En regardant vers l’horizon, nous verrons un grand cercle s’étendre tout autour de nous. A midi, cette limite distinguera le jour de la nuit.

 

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[1] C. Franceschi, « Le mot paysage et ses équivalents dans cinq langues européennes », dans Les Enjeux du paysage, sous la direction de M. Collot, Bruxelles, éditions Ousia, 1998, p.78.
[2] J. Evans, Histoire et pratique de l'astronomie ancienne, Paris, Belles Lettres, 2016, pp. 33-34.
[3] Sur l’histoire de l’horizon, voir en particulier C. Flécheux, L’Horizon, des traités de perspective au Land Art, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009. Sur le rapport entre l’horizon, la peinture de la Renaissance et la cosmologie, voir B. Haas, Die ikonischen Situationen, Paderborn, Fink, 2015. Sur la question des schémas astronomiques et de l’image à la fin du Moyen Age, je me permets d’indiquer que je prépare la publication de ma thèse Schémas de cosmologie et géométrie de l’image du monde (Paris 1, 2020), qui développera d’une manière beaucoup plus détaillée l’argument que je développe dans cet article, ainsi que l’article que j’ai publié sur Charles de Bovelles et qui évoque la question des illustrations de l’horizon chez ce philosophe du XVIe siècle : « La sphère intérieure. Usage des figures astronomiques dans les traités de Charles de Bovelles », Réforme, Humanisme, Renaissance, vol. 94, n° 1, 2022, pp. 141-176.
[4] F. Botana, Learning through Images in the Italian Renaissance. Illustrated Manuscripts and Education in Quattrocento Florence, Cambridge, Cambridge University Press, 2020, pp. 190-208 ; F. Segatto, « Un' immagine quattrocentesca del mondo : La Sfera del Dati », dans Atti dell’Accademia Nazionale dei Lincei, Memorie 8° serie, 27, n° 3, 1983, pp. 147-181 ; K. S. Cook, « Dati's "Sfera": The Manuscript Copy in the Kenneth Spencer Research Library, University of Kansas », Mediterranean Studies, vol. 11, 2002, pp. 45-69. L. Bertolini a recensé 152 manuscrits de la Sfera, voir « L’attribuzione della "Sfera" del Dati nella tradizione manoscritta », dans Studi offerti a Gianfranco Contini dagli allievi pisani, Florence, Casa editrice Le lettere, 1984, pp. 33-43. Sur les manuscrits conservés dans les bibliothèques de Florence, voir L. Bertolini, « Censimento dei manoscritti della Sfera del Dati. I manoscritti della Biblioteca Laurenziana », Annali della Scuola Normale Superiore di Pisa, Serie III, vol. 12, n° 2, 1982, pp. 665-705 ; « Censimento dei manoscritti della Sfera del Dati : I manoscritti della Biblioteca Riccardiana », Annali della Scuola Normale Superiore di Pisa, Serie III, vol. 15, n° 3 (1985), pp. 889-940 ; « Censimento dei manoscritti della Sfera del Dati. I manoscritti della Biblioteca Nazionale Centrale e dell'Archivio di Stato di Firenze », Annali della Scuola Normale Superiore di Pisa, Serie III, vol. 18, n° 2, 1988, pp. 417-588.
[5] K. S. Cook, « Dati's "Sfera": The Manuscript Copy in the Kenneth Spencer Research Library, University of Kansas », art. cit., pp. 52-54 ; F. Botana, Learning through Images in the Italian Renaissance, Op. cit., p. 192 ; voir aussi R. Clemens, « Medieval Maps In A Renaissance Context : Gregorio Dati And The Teaching Of Geography », dans Cartography in Antiquity and the Middle Ages, sous la direction de R. Unger et R. Talbert, Leyde, Brill, 2008, pp. 237-256.
[6] Traduction personnelle du texte de Dati : « Fa’conto d’esser sopra un alto monte/E d’ogni parte riguardar intorno/Parratti il Ciel com’un arco di ponte/Posar sopra la terra, come un forno./Quel cerchio del confine è l’orizzonte./Or fa che ove si sia a mezzo il giorno/Sarà questo emisperio alluminato,/E notte fia da tutto l'atro lato » (Gregorio Dati, La Sfera : libri quattro in ottava rima, II, 18, édité par Raffaello Gualterotti et Enrico Narducci, Milan, G. Daelli, 1865, p. 20).