Image et image(s)
chez Maître Eckhart

- Elisabeth Boncour
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Six points peuvent être retenus de ces paragraphes :

 

1. L’être de l’image n’est pas constitué par le sujet dans lequel elle se trouve. Le sujet, support de l’image, n’est pas l’image mais ce qui vient la recevoir ou la supporter. L’image échouerait donc dans un sujet sans que celui-ci entre en composition avec elle ou ne la constitue.
2. L’image ne reçoit son être que de l’objet dont elle est l’image. Il peut donc y avoir une image sans sujet mais non une image sans objet.
3. L’image est numériquement une et le rapport entre l’objet et l’image est un rapport univoque : il n’y a qu’une image d’un seul objet. L’objet donne à l’image son être d’une manière exclusive. Il n’y a qu’une seule image – le Fils – et un seul modèle – le Père.
4. L’image, parce qu’elle reçoit la totalité de son être d’un seul objet constitue celui-ci comme un modèle (exemplar). L’imaginalité de l’image est cause en retour de l’exemplarité de l’objet. Objet et image sont donc des êtres corrélés, qui ne peuvent être pensés l’un sans l’autre. Modèle et image sont des êtres de relation et cette relation est nécessaire.
5. L’image est dans son modèle et le modèle est dans son image. La relation de l’image au modèle est une relation d’inhérence, de coappartenance intrinsèque qui ne laisse place à aucun écart, aucune transitivité. Le rapport entre les deux n’est donc pas un rapport causal d’efficience ou de finalité.

6. L’expression ou l’engendrement de l’image est une émanation formelle, contemporaine et simultanée : ils sont coéternels en acte. Expression du modèle, l’image est ce par quoi il peut être compris. Le modèle est la raison de l’être de l’image, mais l’image est en retour la raison gnoséologique du modèle.

 

Le paragraphe 26 conclut sur le principe aristotélicien selon lequel les « principes de l’être et ceux de la connaissance sont identiques » : le Fils serait donc l’expression logique de l’être paternel. Ainsi, nul ne connaît le Père si ce n’est par le Fils qui en est l’expression.

La relation de l’image au modèle se dit donc à partir de et dans l’unité d’une essence. Si le Fils-Image est un autre que le Père-modèle, il n’est pas autre selon l’essence. Comme Eckhart le dit ailleurs, la distinction des suppôts conserve l’unité de l’essence :

 

Il résulte de là, troisièmement, que celui qui procède est autre que celui dont il procède, mais n’est pas autre chose que lui. “Autre chose” (aliud) au neutre, s’applique à la nature ou à l’essence, mais “autre” (alius) au masculin s’applique à la personne ou au substrat (personam sive suppositum) [3].

 

Un tel rapport d’égalité et d’unité essentielle exclut toute possibilité de penser l’image comme copie ou reflet. L’être de l’image est un même être que celui de l’archétype : ils se distinguent l’un de l’autre selon la personne ou le suppôt. Or, c’est formellement le même processus d’engendrement qui préside à la production des espèces intentionnelles. Eckhart se fonde sur la relation entre l’objet coloré et l’espèce visuelle. Au numéro 367 du Commentaire de Jean, il prend l’exemple de la couleur rouge de la pomme et de l’espèce engendrée dans la vue [4] : la couleur rouge est dans la pomme à titre de forme, dans la vue à titre d’espèce intentionnelle sensible. Le rouge de la pomme est identique au rouge de l’espèce ; elles ne diffèrent que selon leur mode d’être : ici engendré et intentionnel, là engendrante et formelle. La couleur de la pomme et la couleur espèce, unes dans l’acte visuel, renvoient à un même et unique être, présent ici en tant que forme et là en tant qu’espèce intentionnelle. Par analogie, il est donc permis de dire que le Père est forme engendrante et le Fils le rejeton ou l’image engendrée : de même que l’espèce visuelle « rouge » fait connaître au sens la couleur, de même le Fils fait connaître le Père, si bien que l’image est la médiation par laquelle la forme, le Père, est connue et se re-présente : nul ne connaît la forme sans l’image, nul ne connaît le Père sans le Fils [5].

De nature purement formelle et intellective, les caractéristiques de l’image divine sont celles-là même de toute image intellectuelle :

 

Image (Mt 22, 20). Note que l’image est au sens propre une simple émanation de la forme à travers laquelle est répandue toute l’essence pure et nue, telle que la considère le métaphysicien, faisant abstraction de la cause efficiente et de la cause finale, qui appartiennent aux choses de la nature et relèvent des considérations du physicien. L’image est donc une émanation venue du plus intime, dans le silence et l’exclusion de toute extériorité, une vie en quelque sorte, comme si tu t’imaginais une réalité à partir d’elle-même et en elle-même, qui se gonfle et bouillonne, sans qu’on conçoive encore une ébullition [6].

 

« L’image est une émanation de la forme ». Cette déclaration permet à Eckhart de transposer à toutes les images ce qu’il a dit de l’image divine. Ce qui s’engendre dans l’image n’est pas le composé matière forme, mais la forme séparée de la matière – elle est à ce titre l’objet de la métaphysique. L’image de l’or [7] n’est ni la bague, ni la pièce, ni le lingot mais l’image de l’espèce ou la forme « or ». C’est parce que l’image est image de la forme et non de la composition matière-forme qu’elle est numériquement une : la multiplication des substances sensibles n’affecte en rien l’image. Ici aussi, le suppôt ou sujet n’est pas le modèle. Afin de le faire comprendre, Eckhart utilise fréquemment l’exemple du bain : « Et le bain dans l’âme serait le même que le bain en dehors, s’il n’y avait la matière, comme le dit le Commentateur » [8] : le bain intelligé à partir de celui qui est dans la baignoire est le même bain, abstraction faite de son suppôt matériel.

Le n. 112 du même Sermon latin peut ainsi conclure : « A partir de ces prémices, il apparaît premièrement que l’image au sens propre est seulement dans le vivant intellectuel incréé, en tant qu’on a fait abstraction et qu’on ne conçoit pas la cause efficiente ni la cause finale » [9]. L’intellect, capacité d’abstraction productrice d’images, se situe ainsi, par son activité, dans l’incréé, si bien qu’intellection divine et intellection humaine sont identiques en nature. Le rapport analogique, fondé sur l’efficience et la finalité, s’évanouit lorsqu’il s’agit de ne considérer l’intellection que du point de vue de sa pure forme.

 

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[3] Eckhart, Livre des paraboles de la Genèse, trad. fr. J.-C. Lagarrigue, Paris, Les Belles Lettres, 2016, p. 86 ; LW I, p. 484.
[4] Voir Eckhart, Commentaire de l’Evangile selon s. Jean, n. 367, LW III, p. 311.
[5] Voir Mt 11, 21
[6] Eckhart, Sermo XLIX, n. 511, trad. fr. E. Mangin, La Mesure de l’amour. Sermons parisiens, Paris, Seuil, 2009, p. 409 ; LW IV, pp. 425-426 (traduction légèrement modifiée).
[7] Voir Eckhart, Livre des paraboles de la Genèse, n. 53, Op. cit., p.108, LW I, p. 521 : « Mais il faut remarquer à présent que d’après et dans leur mode d’être primordial les choses ont la vérité et sont vraiment ce qu’elles sont, et qu’elles sont alors essentiellement constituées de leurs genres et de leurs espèces dans l’être plein, non-divisé et non-mélangé de quelque façon à quoi que ce soit d’autre. A l’extérieur, en revanche, elles n’ont pas l’être plein, non-divisé et non-mélangé. Par exemple, le mot ‘or’ signifie l’espèce tout entière et elle seule de ce métal qu’on appelle “or”. Mais un tel être n’est ni ne se trouve sous une espèce dans les choses faites à l’extérieur, dans les suppôts singuliers, là où il est toujours divisé, de telle sorte qu’il n’est pas plein, et est mélangé, si bien qu’il n’est déjà plus vrai. C’est pourquoi, en tout créé, le suppôt diffère de la nature, comme l’enseigne Thomas dans le second Quodlibet ».
[8] Ibid, n. 56, Op. cit., p. 110 ; LW I, p. 524 ; voir Commentaire de l’Evangile selon s. Jean, n. 57, Op. cit., p. 125 ; LW III, p. 48.
[9] Eckhart, Sermo XLIX, n. 112, Op. cit., p. 411 ; LW IV, p. 427.