Stase d’écrit, stase d’écran.
Avant-propos

- Philippe Ragel et Sylvie Vignes
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On ne parle que de cela. Du suspens. A l’heure où nous écrivons ces lignes, la moitié de la planète vit en effet comme suspendue, autrement dit « confinée ». Quand certains se disent en guerre, d’autres, le « premier front », luttent avec leurs modestes moyens pour sauver les victimes, sans parler de ceux que d’aucuns nomment les « soutiers » (quel vocabulaire !) qui n’ont de choix autre que travailler pour assurer la survie alimentaire du plus grand nombre mis « à l’arrêt ». Loin de leur activité, bien des gens confinés (disons la plupart car un certain nombre, dont nous sommes, à distance, continue à œuvrer) assurent toutefois à cette heure franchement s’ennuyer, tourner en rond, découvrant les risques de l’inactivité, du rien avoir à faire, qui les confronte à la réalité de leur existence d’avant qui, tout à coup, leur apparaît comme rimant avec inutilité, vacuité. L’irruption subite de ce farniente dans la vie de tout un chacun, ou presque, aura eu pour conséquence de faire toucher du doigt une chose fondamentale, le sens que l’on donne à nos vies, mais surtout notre rapport au temps relatif à une de nos peurs les plus profondes, les plus originelles : notre condition de mortels que cette crise vient très inopinément réveiller, d’autant que la mort en constitue la pierre angulaire.

Partant qu’il n’est guère aisé, de toute façon, de vouloir « marcher la tête tournée en arrière » [1] comme écrivait Montaigne citant Lucrèce, pour éviter cette confrontation métaphysique qui ramène au vide très pascalien de toute condition humaine, au temps qui n’attend rien, il aura alors fallu s’occuper, vite, combler coûte que coûte la vacance anxiogène laissée par l’inaction tant redoutée. Là, l’homo digitalis que prédisait Daniel Cohen [2] s’épuise sur les réseaux sociaux ; ici, on pratique l’activité sportive dans un deux pièces-cuisine d’au mieux 40M2. D’autres, apprivoisant leurs craintes, redécouvrent ce qu’ils avaient depuis longtemps oublié de considérer dans leur vie trop remplie pour y sacrifier, écouter de la musique ou lire des livres, tout rendus à cette jouissance retrouvée. Pour définir l’état dans lequel nous jette cette crise de la Covid 19, beaucoup de médias, généralement plutôt enclins à faire rimer activité avec rentabilité, cultivent depuis quelques temps un florilège d’expressions auquel ils ne nous avaient jusque-là guère habitués. Nos vies, entend-on sur les ondes radio, télé ou numériques, semblent comme « mises en berne », « entre parenthèses », « en sommeil », « sous anesthésie ». Quand, demain, les plus optimistes ne parlent pas de « changer de paradigme ». Dans ce silence qui drapent nos villes, la crise, dès lors, seulement sanitaire et économique ? Loin s’en faut. Si certains la pensent aussi sociétale, pour nous qui présentons ici une série de textes intéressés à la question du suspens dans les arts de l’écrit et de l’écran, on ne saurait dire combien cette pandémie nous y ramène, libérant à sa suite un champ lexical inattendu mais des plus signifiants en la circonstance. Que s’est-il en effet passé pour que le vent du suspens soudain se soulève et réclame son dû aux thuriféraires de la productivité compulsive ? Une disjonction et à sa suite, semble-t-il, une pause, régime dont les choses de l’art et de la pensée depuis la nuit des temps, de fait, se préoccupent, partant qu’il n’est pas d’action, d’activité ou de continuité, quelles qu’elles soient, indépendantes de la temporalité où celles-ci s’expriment et se déterminent. Que cette action puise aussi son énergie vitale dans les temps morts qui la nourrissent, fixant son régime sans quoi elle n’aurait aucune reprise. Car l’action du récit comme la vie est à ce prix : elle ne saurait faire l’économie du « suspens » qui révèle sa nature incertaine et fragile.

Un drôle de hasard aura donc voulu que l’actualité s’invite à sa manière dans des débats que nous avions menés lors d’un colloque international sur la poétique du suspens narratif, organisé à Toulouse à l’automne 2018 (PLH, Université Toulouse-Jean Jaurès). Ainsi que le prolongent ces actes que nous présentons ici, avec la manifestation scientifique « Stase d’écrit, stase d’écran » il s’agissait de repérer ces moments de distension narrative, autant en littérature que dans le septième art, toutes époques confondues, pour étudier les conditions, les régimes et les registres de leurs manifestations. Bien. Mais, d’aucuns se disent : pourquoi cette question du « suspens » à l’origine ? Il convient de nous en expliquer.

A l’origine, il y a des travaux que j’avais personnellement menés sur cette question du suspens poétique, mais relativement au seul domaine du cinéma. Un cinéaste avait considérablement compté dans cette recherche. Il s’agit, beaucoup le savent, d’Abbas Kiarostami chez qui j’avais repéré très tôt des situations filmiques précisément suspensives auxquelles j’avais donné, faute d’autre terme pour les qualifier, le nom de cinéstase. Comme je m’en suis expliqué dans Le Film en suspens [3], par cinéstase j’entendais ces moments de dépression catalytique où quelque chose des impératifs diégético-narratifs passe, dans un film, au point mort, se détend, à la manière d’un élastique qui soudain se relâche et ouvre, ce faisant, au poétique. Caractéristique du cinéma de Kiarostami, et quoique d’aucuns puissent plus ou moins indûment l’apparenter à l’image-temps deleuzienne ou au punctum barthésien, ce concept n’était pas, toutefois, de mon point de vue, le seul fait d’une pseudo modernité ou d’un cinéma postmoderne, mais coextensif à toute l’histoire du cinéma, transhistoricité que je m’étais attaché à démontrer dans cet ouvrage en remontant jusqu’aux productions les plus lointaines du cinéma muet, pour ne pas dire jusqu’à Louis Lumière.

Littéraire de formation, j’avais bien conscience toutefois que ces effets de suspens poétique n’étaient pas le seul fait du cinéma, qu’ils étaient assurément et même nécessairement de tous les arts du temps, a fortiori du récit, à commencer par la littérature. En effet, dans le domaine de la musique, cette intuition apparaît avec une espèce d’évidence, tant la stase musicale semble consubstantielle à cet art millénaire. Il suffit de relire l’Art poétique de Verlaine, où « l’Indécis au Précis se joint », « sans rien en lui qui pèse ou qui pose » [4], pour de la même façon en poésie s’en convaincre. Par prudence intellectuelle, je questionnais néanmoins mon amie et collègue littéraire Sylvie Vignes car tout laissait supposer que la question ne lui était pas complètement étrangère. Sa réponse fut sans appel, et elle rejoignait le projet pour étendre la question de la stase filmique, dans un esprit transdisciplinaire cher à notre laboratoire PLH, à la littérature, et assurer par là même la direction scientifique du volet littéraire de la manifestation.

 

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[1] Michel de Montaigne, Les Essais, livre premier, chap. XIX, Paris, Le Livre de Poche, 2002, p. 159.
[2] Daniel Cohen, « Il faut dire que les temps ont changé… ». Chronique (fiévreuse) d’une mutation qui inquiète, Paris, Albin Michel, 2018.
[3] Philippe Ragel, Le Film en suspens. La cinéstase, un essai de définition, Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Le Spectaculaire », 2015.
[4] Paul Verlaine, « L’art poétique », Cellulairement, Paris, Le Livre de poche, 2002, p. 193.