Souvenir-Panorama : machines à voir
et mémoire de soi au XIXe siècle
- Delphine Gleizes
_______________________________
Fig. 1 . V. Hugo, Souvenir de Belgique, 1857
Fig. 2. « Panorama Le Vengeur aux Champs-
Elysées... », 1892
« Ma mémoire est un panorama ». La célèbre formule par laquelle Chateaubriand évoque, dans les Mémoires d’outre-tombe, le fonctionnement du souvenir en lui, a quelque chose d’un insolent paradoxe. Elle place sous l’égide d’un dispositif optique et spectaculaire l’une des plus vastes entreprises de mémorialiste du XIXe siècle, entreprise par laquelle se trouvent bien plus célébrés les prestiges de l’écriture que les séductions en apparence un peu faciles du trompe-l’œil. La métaphore offre également une manière de porte-à-faux temporel en entendant associer les mécanismes universels du souvenir au principe d’un spectacle oculaire d’une vogue alors fort récente. Le panorama [1] est en effet mis au goût du jour par le peintre écossais Robert Barker (1739-1806) qui, dès 1787, brevette ses tableaux de paysage sur surface cylindrique concave, sous le nom français de Nature [a] coup d’œil. L’attraction ne tarde pas à s’imposer rapidement en Europe [2] avec deux grands types de représentation qui vont faire sa fortune : les paysages et les vues urbaines d’une part ; les scènes de bataille de l’autre.
C’est donc cet horizon, à tous les sens du terme, que convoque Chateaubriand en activant ici une métaphore qui ne laisse pas de poser question. En quoi, en effet, ce spectacle oculaire est-il de nature à traduire l’expérience mémorielle ? D’ordinaire, les machines à voir [3] les plus couramment proposées pour évoquer le fonctionnement de la mémoire sont la chambre noire et la plaque sensible de l’appareil photographique ou de son ancêtre, le daguerréotype [4]. Est-ce à dire que les notions de trace, d’archives patiemment stratifiées, d’ordinaire mobilisées, ne sont pas celles que le mémorialiste met principalement en avant pour parler du souvenir ? Un autre présupposé vient encore déjouer les attentes communément formulées en matière de machines à voir. Comment un dispositif conçu, comme le panorama, pour l’instruction et l’émotion collectives peut-il devenir le moyen de l’expression de l’intime ? L’ambition tout à la fois didactique et spectaculaire qu’il affiche n’entre-t-elle pas en contradiction avec le souci de se dire à demi-mots et la nature « exposante » de la toile panoramique n’est-elle pas aux antipodes d’une expression de soi prise dans les méandres de l’histoire individuelle ? Il y a loin, à ce titre, de la célébration des scènes historiques, y compris dans ses accents de propagande nationaliste [5], à la multitude de micro-événements qui constituent la chronologie de l’intime.
Malgré ces premières restrictions, si l’on s’intéresse à l’histoire des dispositifs optiques, et en particulier à celle du panorama, plusieurs critères peuvent être distingués pour comprendre ici la pertinence et le caractère opératoire de la métaphore de Chateaubriand : la perception du panorama comme témoignage documentaire ou bien encore la construction centrale d’une position de sujet spectateur.
En effet, l’un des arguments de promotion des panoramas fut la véracité des paysages : les peintres protestaient de leur sérieux, enquêtant sur le terrain pour ramener des croquis les plus fidèles possibles et offrir à l’amateur parisien un spectacle, sinon dans un fauteuil, du moins sur une plateforme. Au cours du siècle, le recours documentaire à la photographie vint compléter cette exigence, qui corrèle les deux pratiques plus qu’elle ne les oppose. Maxime Du Camp par exemple évoque la rencontre sur le Nil, alors qu’il voyage en Egypte en compagnie de Flaubert en 1849-1850, du colonel Jean-Charles Langlois, venu tout exprès avec son épouse pour consigner par le trait d’esquisse et par le cliché photographique les grandes lignes de son panorama à venir sur la bataille des Pyramides [6]. Significativement, Chateaubriand ira même jusqu’à mettre en concurrence l’exactitude du Panorama de Jérusalem avec sa propre description textuelle de la Vallée de Josaphat donnée dans l’Itinéraire de Paris à Jérusalem en 1811 [7], l’avantage étant donné, comme il se doit, à la seconde sur le premier.
Avec sa force apparente de témoignage, le panorama revendique la présence d’un observateur à la source de la représentation. Cependant, il n’est pas tout entier du côté d’une restitution positive du réel, présent et passé, même s’il fut, pour ces précises raisons, la vedette des Expositions universelles dans la seconde moitié du XIXe siècle. Les témoignages de l’époque insistent sur le caractère merveilleux et irréel de l’expérience spectaculaire, lié à sa dimension profondément immersive. En effet, le propre du panorama – tout comme du Diorama dont il se distingue techniquement mais dont il partage une communauté d’effets – est de construire un continuum illusionniste qui reproduit l’impression d’un regard embrassant un paysage. En insistant sur la position centrale de l’observateur, le panorama peut renvoyer, dans l’esprit de Chateaubriand et de l’analogie qu’il développe avec la mémoire, à la condition d’un sujet singulier autour duquel s’organise un monde de perceptions et d’images. Et si l’on veut bien reprendre le premier nom que Barker avait donné à son invention, le souvenir est bien ce que le sujet est capable d’embrasser « à coup d’œil », en opérant une révolution sur lui-même. L’originalité de la métaphore du mémorialiste tient peut-être à ce qu’il ne réactive pas prioritairement le paradigme indiciel – la mémoire comme trace – souvent présent avec les métaphores de la chambre noire ou plus anciennement encore de la tablette de cire [8] mais lui préfère ici l’idée de mémoire comme mise en perspective. C’est ce parti pris, il faudra y revenir, qu’adopte également Victor Hugo dans une série de dessins significativement intitulés « Souvenir » [9] et qui, au-delà des paysages panoramiques qu’ils déploient, se trouvent associés à sa vie intime comme en témoignent leurs destinataires dans le cercle familier, voire amoureux. Ainsi de ce dessin datant de 1857 (fig. 1) et dédié « à [s]on excellent compagnon d’exil / le docteur Terrier », le médecin qui avait guéri Hugo d’un anthrax.
Se retrouve alors, de Chateaubriand à Hugo, de la recherche graphique à l’expression textuelle, une similaire appréhension de la mémoire comme succession perspectiviste de plans, avec son horizon et ses lignes de fuite, organisés autour d’un point unique d’observateur. En effet, pour le comprendre, il faut peut-être revenir au détail de la métaphore, telle qu’elle se développe dans les lignes des Mémoires d’outre-tombe, au retour du voyage de Prague en 1833 :
Non loin de Dunkeim on aperçoit les éboulements d’un monastère. Les moines enclos dans cette retraite avaient vu bien des armées circuler à leurs pieds ; ils avaient donné l’hospitalité à bien des guerriers : là, quelque croisé avait fini sa vie, changé son heaume contre le froc ; là furent des passions qui appelèrent le silence et le repos avant le dernier repos et le dernier silence. Trouvèrent-elles ce qu’elles cherchaient ? ces ruines ne le diront pas.
Après les débris du sanctuaire de la paix, viennent les décombres du repaire de la guerre, les bastions, mantelets, courtines, tourillons démolis d’une forteresse. Les remparts s’écroulent comme les cloîtres. Le château était embusqué dans un sentier scabreux pour le fermer à l’ennemi : il n’a pas empêché le temps et la mort de passer.
De Dunkeim à Frankenstein, la route se faufile dans un vallon si resserré qu’il garde à peine la voie d’une voiture ; les arbres descendant de deux talus opposés se joignent et s’embrassent dans la ravine. Entre la Messénie et l’Arcadie, j’ai suivi des vallons semblables, au beau chemin près : Pan n’entendait rien aux ponts et chaussées. Des genêts en fleurs et un geai m’ont reporté au souvenir de la Bretagne ; je me souviens du plaisir que me fit le cri de cet oiseau dans les montagnes de Judée. Ma mémoire est un panorama ; là, viennent se peindre sur la même toile les sites et les cieux les plus divers avec leur soleil brûlant ou leur horizon brumeux [10].
La description que donne le texte se développe en trois volets : dans les deux premiers, se déploie un classique pittoresque de paysages aux ruines : « éboulements d’un monastère », et « décombres du repaire de la guerre » permettent de moraliser le panorama et de rappeler, conforme en cela aux distinctions du Génie du christianisme, la commune influence délétère des hommes et du temps [11]. Chateaubriand fait jouer les recettes illusionnistes qui permettent de construire un univers immersif pour le spectateur : cela vaut en particulier pour la mention des « bastions, mantelets, courtines, tourillons démolis d’une forteresse » qui rappellent les premiers plans constitués de « fabriques » que les panoramistes disposaient de manière à ménager une transition réaliste entre la toile circulaire du fond et l’emplacement de la plateforme sur laquelle se trouvaient les spectateurs, procédé particulièrement visible dans cette gravure de La Nature qui dévoile l’envers du décor d’un panorama maritime (fig. 2).
[1] Pour une histoire du panorama et de ses avatars animés, voir notamment B. Comment, Le XIXe siècle des panoramas, Paris, Adam Biro, 1993 et E. Huhtamo, Illusions in Motion: Media Archaeology of the Moving Panorama and Related Spectacles, Cambridge, The MIT Press, 2013.
[2] Le panorama arrive en France en 1799, introduit par l’Anglais Robert Fulton. Pierre Prévost, qui réalise les toiles, devient alors l’un des plus célèbres peintres du genre.
[3] Sur cette notion, nous nous permettons de renvoyer à nos travaux, D. Gleizes et D. Reynaud, Machines à voir. Pour une histoire du regard instrumenté (XVIIe-XIXe siècles), Lyon, PUL, « Littérature et Idéologies », 2017, notamment pp. 5-11.
[4] Voir sur ce point les analyses de Ph. Ortel, La Littérature à l’ère de la photographie. Enquête sur une révolution invisible, Nîmes, Jacqueline Chambon, « Rayon Photo », 2002.
[5] Pensons, par exemple, aux célébrations des campagnes napoléoniennes ou, plus tardivement, aux évocations de la Guerre de 1870.
[6] Colonel Ch. Langlois, Explication du Panorama et relation de la bataille des Pyramides extraite en partie des dictées de l’Empereur à Sainte-Hélène, et des pièces officielles, Paris, Typographie de Firmin Didot frères, 1853, pp. 4-5. Jean-Charles Langlois (1789-1870), ancien militaire, se spécialise dans les scènes de bataille (Navarin, Sébastopol, Solferino) durant la monarchie de Juillet et jusque sous le Second Empire. Voir Fr. Robichon et C. Joubert, Jean-Charles Langlois (1789-1870) : le spectacle de l’histoire, Paris / Caen, Somogy/Musée des Beaux-Arts de Caen, 2005.
[7] Sur les liens entre l’imaginaire de la Vallée de Josaphat et la mémoire, voir l’article de J.-Fr. Perrin, « Romantisme et mémoire involontaire : le cas de Volupté », Romantisme, n° 82, 1993, pp. 73-81. Chateaubriand note dans la préface de l’édition de 1827 de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem et de Jérusalem à Paris : « mon exactitude s’est trouvée telle, que des fragments de l’Itinéraire ont servi de programme et d’explication populaires aux tableaux des Panoramas ». Chateaubriand écrit en 1819 dans Le Conservateur un article consacré au panorama de Prévost. Voir J. Vauloup, « Le "Panorama de Jérusalem" », Bulletin du Centre de recherche français à Jérusalem [En ligne], 24 | 2013 (consulté le 18 mars 2018).
[8] Voir B. Papasogli, « La mémoire est-elle un prisme ? », dans B. Roukhomovsky (dir.), L’Optique des moralistes, Paris, Champion, « Colloques, congrès et conférences sur le Classicisme », 7, 2005, pp. 195-209.
[9] Sur cette série de dessins, voir l’article de J. Gaudon, « Souvenir de… », dans P. Georgel et M. Blondel (dir.), Victor Hugo et les images, Dijon, Aux Amateurs de livre, 1989, pp. 153-167.
[10] Fr.-R. de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe [1848], IVe partie, livre V, chap. 9, Paris, Flammarion, éd. M. Levaillant, 1982, t. IV, p. 305.
[11] Voir Fr.-R. de Chateaubriand, Génie du christianisme, IIIe partie, livre V, chap. 3, « Des ruines en général. – Qu’il y en a deux espèces ».