Lectures autobiographiques rétrospectives.
L’exemple des chansonniers occitans I et K
 [*]
- Aurélie Barre
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résumé

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Fig. 1a. chansonnier I, fol. 121 v°
Fig. 1b. chansonnier K, fol. 128 r°

La lyrique occitane s’est développée dans les cours féodales du midi de la France au début du XIIe siècle, née, selon les termes de Jacques Roubaud, dans La Fleur inverse, « pénétrée de lumière et d’oiseaux » [1] :

 

Ab la dolchor del temps novel
foillo li bosc e li aucel
chanton chascus en lor lati
segon lo vers del novel chan.

(A la douceur du temps nouveau les bois feuillissent et les oiseaux chantent chacun en son latin selon les vers du chant nouveau », Guillaume IX d’Aquitaine).

 

Cette poésie occitane, chant d’amour rimé et rythmé, est au siècle suivant recueillie dans des anthologies que l’on appelle habituellement des chansonniers. La singularité de la tradition lyrique mais aussi plus généralement de notre littérature ancienne qu’elle soit en langue d’oc ou en langue d’oïl, se noue dans cet éloignement temporel entre le poème et sa mise en écrit et dans le mouvement rétrospectif engagé par les scribes qui enregistrent plusieurs années après la voix originelle pour en garder la mémoire. Elle se joue aussi dans la déliaison de l’instance énonciative et de l’instance écrivante : le poète chante. Il n’écrit pas. Et si les chansonniers sont pour certains illustrés de vignettes enluminées, petits portraits de poètes, elles n’émanent pas, elles non plus, de sa main propre. Le troubadour ne dessine pas, et il n’est jamais, ou presque, représenté en train de composer car sa poésie passe par la voix. Comment donc parler, avec les premiers chansonniers occitans, de « récit de soi », de « récit en images de soi » à partir de manuscrits qui ne sont autographes ni au sens strict (écrit de la main de l’auteur) ni au sens élargi (écrit sous le contrôle de l’auteur) ?

 

Dispositif (figs. 1a et 1b)

 

Et pourtant le dispositif de ces recueils dans lesquels les textes, en prose et en vers, et les portraits enluminés entrent en résonnance permet de réfléchir à l’émergence du récit en image de soi, à quelque chose qui serait tout à la fois une infra-autobiographie et sa construction embryonnaire rétrospective. Les deux chansonniers les plus anciens, les manuscrits jumeaux I et K [2] composés à Venise sans doute pendant le dernier quart du XIIIe siècle et tous deux conservés à la Bibliothèque nationale de France, s’organisent en trois strates complémentaires : un texte en prose écrit à l’encre rouge, le portrait du troubadour et ses poèmes lyriques versifiés copiés vers après vers et sans retour à la ligne à l’encre brune. La première unité confond ce que l’on désigne habituellement sous les termes vidas et razzos : elle retrace la biographie de l’auteur, largement inspirée des poèmes ; elle entend aussi cerner la signification des écrits et l’étendue de leur sens en proposant des éléments d’interprétation. Ainsi, selon le manuscrit A, la vida de Marcabru, rappelle que :

 

Marcabrus si fo gitatz a la porta d’un ric home, ni anc non saup hom qu·l fo ni don. E N’Aldrics del Vilar fetz lo noirir. Apres estet tant ab un trobador que avia nom Cercamon qu’el comensset a trobar. Et adoncs el avia nom Pamperdut ; mas d’aqui enan ac nom Marcabrun. Et en aqel temps non appelava hom cansson, mas tot qant hom cantava eron vers. E fo mout cridatz et ausitz pel mon, e doptatz per sa lenga ; car el fo tant maldizens que, a la fin, lo desfeiron li castellan de Guian[a], de cui avia dich mout gran mal.

(Marcabru fut jeté à la porte de chez un riche homme, et on ne sut jamais qui il était ni d’où il était venu. Et Aldric del Vilar le fit élever. Après il fut si longtemps avec un troubadour qui avait nom Cercamon qu’il commença à trouver. Et à ce temps-là, il avait nom Panperdut [Pain Perdu] ; mais dorénavant il s’appela Marcabru. Et à cette époque on ne parlait pas de « chanson », mais tout ce qu’on chantait était « vers ». Et Marcabru fut très renommé et écouté à travers le monde, et redouté à cause de sa langue ; car il fut si médisant que, finalement, il fut ruiné par les châtelains de Guyenne, dont il avait dit beaucoup de mal [3]).

 

Ces quelques lignes assemblent des éléments biographiques que l’on peine par ailleurs à confirmer et reviennent sur la poétique singulièrement sarcastique et ironique de son œuvre. Au centre de cette brève notice, le verbe trobar définit l’activité du troubadour auquel il donne son nom. Surtout, ces lignes puisent volontiers aux poèmes eux-mêmes et la vida que nous pouvons lire dans le chansonnier K cite même une strophe entière, déterminant le lien indissoluble de l’homme à son œuvre :

 

Marcabruns si fo de Gascoingna, fils d’una paubra femna que ac nom Marcabruna, si comme el dis en son chantar :
                Marcabruns, lo fills Na Bruna,
                Fo engendraz en tal luna
                Qu’el saup d’amor cum degruna,
                        – Escoutatz ! –
                Que anc non amet neguna,
                Ni d’autra no fo amatz.
Trobaire fo dels premiers c’om se recort. De caitivets vers e de caitivetz serventes fez, e dis mal de las femnas e d’amor.

 

(Marcabru était de Gascogne, fils d’une pauvre femme qui eut nom Marcabrune, comme il dit dans sa chanson :
                Marcabru, fils de Na Bruna [Madame Brune],
                Fut engendré en telle lune
                Qu’il sut comme l’amour s’égrène,
                        – Ecoutez ! –
                Car il n’aima jamais aucune femme
                Ni fut de nulle aimé.
Il fut parmi les premiers troubadours dont on se souvient. Il fit des vers et des sirventes méchants, et il dit du mal des femmes et de l’amour [4]).

 

Le chant lyrique devient ainsi, au moment de sa mise en recueil, la matrice d’un récit de vie distancié et critique : le texte biographique transforme l’énonciation lyrique en destin et le poème originel se voit désormais précédé par ce texte interprétatif qui en oriente et en ferme la signification. Comme le dit M. Gally, « il s’agit moins de faire du vécu un sujet poétique que de construire de vécu à partir du poétique » [5]. L’encre rouge unifie et détermine visuellement le discours distancié, biographico-critique, en paratexte un peu comme, autrefois, les italiques ou le gras des petites notices présentes dans les Lagarde et Michard précédaient l’œuvre.

 

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sommaire

[*] Cet article s’inscrit dans la continuité des réflexions menées par Olivier Leplatre et Philippe Maupeu sur le récit en image de soi. Un premier travail consacré au Roman de la poire est précédemment paru : « S’écrire et se peindre à la lettre. Réflexions autour du Roman de la poire », Littértaures n°78, dossier « Territoires autobiographiques : récits-en-images-de-soi », 2018, pp. 21-35 (consulté le 29 mai 2020).

[1] J. Roubaud, La Fleur inverse. Essai sur l’art formel des troubadours, Paris, Ramsay, 1986, p. 8.
[2] Chansonnier I, dernier quart du XIIIe siècle, Paris, BnF, Ms Fr 854 ; Chansonnier K, dernier quart du XIIIsiècle, Paris, BnF, Ms Fr 12473.
[3] La Vie des troubadours, textes réunis et traduits par M. Egan, Paris, 10/18, « Bibliothèque médiévale », 1985, pp. 124-127.
[4] Ibid., pp. 124-125.
[5] M. Gally, « Le livre éloquent ou le plaisir du texte », dans « Ce est li fruis selonc la letre », Mélanges offerts à Charles Méla, textes réunis par Olivier Collet, Yasmina Foehr-Janssens et Sylviane Messerli, Paris, Champion, « Colloques, congrès et conférences sur le Moyen Age », 2002, p. 344.