Démonter – et après ?
Gérard Titus-Carmel, Suite Grünewald, 1994-1996

- Catherine Soulier
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Fig. 6. G. Titus-Carmel, Suite Grünewald, 1994-1996

Fig. 7. G. Titus-Carmel, Suite Grünewald, 1994

Fig. 8. G. Titus-Carmel, Suite Grünewald, 1994

Fig. 9. Exposition de la Suite Grünewald, Paris, 2009

Fig. 10. Exposition de la Suite Grünewald,
Soissons, 2010

Fig. 11. Exposition de la Suite Grünewald, Soissons, 2010

L’émancipation de la ligne, la stylisation de la forme sont parfois telles que le regard ne sait plus identifier le motif sur lequel s’opère la variation. Quel est le détail de La Crucifixion que retraitent les dessins 46 et 152 (fig. 6) quand ils tracent à grands traits d’acrylique une sorte d’ovale rouge tronqué, plus ou moins effilé ? Le torse du Crucifié, que des dessins antérieurs (fig. 7) ont réduit à un triangle aux lignes adoucies, ou, mieux, une ogive renversée, et qui, ainsi rougi, s’absorberait tout entier dans sa blessure sanglante, réminiscence peut-être de la figuration des Arma Christi ? Ou le grand pli creux de l’étole du Baptiste que d’autres dessins isolent (fig. 8) et que le Carnet compare précisément à une plaie ? La sérialisation, en indiquant deux origines possibles de la forme, l’indétermine et la surdétermine à la fois ; elle contribue ici au trouble du regard.

Surtout, la série remonte autrement la scène picturale défaite par les dessins successifs. Selon le Carnet, le panneau de Grünewald fixait les poses théâtrales de personnages immobilisés en « tableau vivant » dans un « instantané d’éternité » [16], un temps anhistorique où le Précurseur, pourtant mort décapité, peut coexister avec les témoins de l’événement. La Suite de Titus-Carmel déroule des « séquences » qu’elle inscrit explicitement dans le temps calendaire en les datant parfois très précisément du jour ou des jours de leur élaboration, parfois, plus vaguement, du seul mois de leur émergence dans l’atelier, les constituant en une sorte de journal de travail. Mais elle fait aussi entrer les dessins en résonance les uns avec les autres selon diverses modalités, thématiques et formelles : outre le torse schématisé du Christ et le pli de l’étole du Baptiste, se répondent par exemple le voile de Marie et les côtes du Crucifié pareillement « baleiné[s] » de noir, ou les mains suppliantes de Madeleine et la couronne d’épines, qui trouve dans « le dessin hérissé (et hérissant) » des doigts tressés en une « invraisemblable vannerie », mieux : en un « buisson », « l’écho formel » de son propre fouillis épineux [17].

La chronologie, qui assigne à chaque dessin sa juste place en lui imposant un numéro assorti de la date de son surgissement, ne commande donc pas nécessairement l’accrochage. Et il est légitime de se demander, comme le fera Titus-Carmel à propos des quatorze fusains des Brisées, si « une nouvelle distribution des éléments », en fonction des « attirances, des appels, des étirements et des échos » [18] de l’un à l’autre, n’est pas possible voire préférable. D’autant que la coïncidence entre la déclinaison sérielle d’une figure ou d’un détail et une période de temps donnée n’est jamais absolue, puisque, après les quatre premières séquences, variations sur chacune des figures occupant l’espace pictural de La Crucifixion, l’artiste est revenu sur telle ou telle d’entre elles, autorisant de nouveaux regroupements, non chronologiques. La présence, dans certaines séquences, de dessins singuliers mais destinés à trouver des prolongements dans une séquence ultérieure ouvre plus large encore l’éventail des réagencements possibles. Ainsi dans les neuf premières déclinaisons de la figure du Christ, le dessin central (le cinquième, celui du 22 juillet), très gros plan sur les pieds « énormes et distendus, (…) déjà verdis et déjà menacés par la rigidité cadavérique », peut-il ou non être réuni aux dessins qui vont s’échelonner du 17 mars au 18 avril 1996, variations sur cette « monstrueuse masse difforme de chair et d’os » [19]. Il en va de même pour les deux premiers dessins des mains du Christ réalisés du 2 au 5 novembre 1994 qui peuvent être ou non associés aux cinq variations ultérieures, datées de décembre.

Bref, à la combinaison des figures qui fait le « tout ensemble » du tableau de Grünewald se substitue une combinatoire des cent cinquante neuf dessins que la numérotation chronologique n’empêche pas de fonctionner comme pièces d’une totalité aléatoire – à reconfigurer en fonction des accrochages successifs.

D’autant que se pose la question de l’articulation des dessins et de la grande peinture à l’acrylique. Cette toile qui réinterprète l’ensemble du panneau de La Crucifixion porte les dates « 1994-1996 ». Elle ne se présente donc pas comme une reconstruction a posteriori, aboutissement du travail de démontage réalisé par les cent cinquante neuf dessins, mais semble vouloir plutôt accompagner la déconstruction de la scène peinte, instaurer une sorte d’oscillation entre l’ensemble et le détail, comme pour rappeler le va-et-vient entre vision globale et vision rapprochée qui caractérise toute saisie d’une peinture monumentale telle la Crucifixion d’Issenheim. Toutefois, quelle que soit la volonté d’accompagnement affichée par la datation, l’accrochage, sauf à rendre la grande toile mobile, doit bien lui attribuer une place, variable en fonction des particularités du lieu d’exposition et des choix muséographiques du responsable. En 2009, au Collège des Bernardins, à Paris (fig. 9), la configuration même de l’espace incite à placer la peinture tout au bout de la grande nef, et à en faire ainsi, pour qui regarde la salle dans l’étendue de sa perspective, le point focal, vers lequel converge inévitablement le regard. Comme si la grande toile, qui re-dispose chaque figure ou plutôt chaque trace picturale de la figure originelle dans un ensemble où elle retrouve, à très peu près, sa place initiale, devait, au mépris de la datation, être saisie comme le terme de la considération obstinée, acharnée du panneau de Grünewald, telle qu’en gardent mémoire les cent cinquante neuf dessins. A Soissons, l’année suivante, l’espace, beaucoup plus cloisonné (fig. 10), interdit à ces derniers de s’agencer avec la rectitude implacable des deux doubles rangées convergentes. Il leur faut se répartir en plusieurs salles, où ils se regroupent par affinités. Accrochée seule sur le mur du fond d’une salle (fig. 11) certes vaste mais moins étirée en longueur que la nef des Bernardins, privée du rythme des deux rangées de colonnes et de la ponctuation lumineuse de l’oculus polylobé qui la sommait à Paris, vouée à n’entretenir de relations directes qu’avec un nombre restreint de dessins, la grande peinture ne peut aimanter le regard avec la même puissance. Elle reste une pièce importante du dispositif, imposante mais non maîtresse, impossible à désigner comme le fait Zsuzsa Baross, par la métaphore du nœud ou du lien (« knot ») retenant les deux ailes (« wings ») éployées de l’ensemble de la suite graphique.

Formée de séquences refusant toute clôture sur elles-mêmes, travaillée par une tension sans résolution entre celles-ci et la grande peinture, la Suite Grünewald, où la datation laisse ouverte la possibilité d’autres scansions que celle qu’elle fonde, est pensée par Baross en termes de « mobile », par référence explicite au travail de Calder. L’analogie est suggestive. Comment ne pas songer en effet que la mobilité – l’aptitude à l’ouverture, au pivotement, aux chevauchements – est la première caractéristique du Retable d’Issenheim que note Titus-Carmel dans son Carnet ? Si la Suite, démontage de la scène peinte par Grünewald et autonomisation de ses détails, est bien pensable en termes de mobile, elle remet à sa manière en mouvement le panneau de La Crucifixion dont le démontage patrimonial du retable avait arrêté le « perpétuel démantèlement ».

 

Ce n’est pas tout.

 

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[16] Ibid., planches 1 et 11.
[17] Ibid., planche 11.
[18] G. Titus-Carmel, Le Huitième Pli ou le Travail de beauté, Paris, Galilée, 2013. Les citations aux pages 64, 65 et 66.
[19] G. Titus-Carmel, Carnet Grünewald, planche 8.