Les Contemplations avec photos :
le montage Hugo-Vacquerie

- Philippe Ortel
_______________________________

pages 1 2 3 4 5

ouvrir cet article au format pdf

partager cet article   Facebook Twitter Linkedin email

En 2011 Edouard Graham fait paraître aux Editions Droz l’exemplaire « Vacquerie » des Contemplations, recueil illustré de photographies qui n’avait jamais été publié jusque-là. Frère de Charles Vacquerie, l’époux malheureux de Léopoldine, Auguste accompagne Victor Hugo en exil et passe le temps en écrivant et en photographiant en compagnie des deux fils du poète, François-Victor et surtout Charles. Avec certains tirages il compose des albums de famille et illustre divers ouvrages parmi lesquels Profils et grimaces (1856), un recueil de ses articles, ainsi que six exemplaires des Contemplations (1856), dont cinq qu’il offre à son entourage [1]. Pour le volume qu’il se réserve, dédicacé de la main de Victor Hugo, il ne se contente pas de coller les trente-deux photos sélectionnées dans les espaces restés libres mais se fait livrer les épreuves non reliées du livre pour y ajouter les feuillets destinés à recevoir les images [2]. L’ouvrage n’étant pas encore monté, il n’est pas démonté à proprement parler mais fait plutôt l’objet d’un montage en parallèle. Intervenant entre les épreuves du texte et leur reliure, Vacquerie s’aménage avec ses photos un espace interstitiel, personnel et unique, dont l’analyse nous permettra de réfléchir plus généralement aux enjeux poétiques du montage et du démontage.

Pourquoi ce travail devient-il publiable en 2011 ? Son intérêt vient d’abord de son caractère incertain : non seulement il oscille esthétiquement entre simple passe-temps et œuvre sérieuse, mais on peut hésiter sur l’identité de son véritable auteur, puisque l’illustration photographique est aussi une idée de Victor Hugo, pour qui Vacquerie a la plus grande admiration : « Nous rêvons des illustrations d’ouvrages (…) tout à fait neuves et originales » [3], écrit le poète à son éditeur Hetzel. On sait par sa correspondance qu’il voulut accompagner divers ouvrages de son portrait (dont Napoléon le Petit) et composer L’Archipel de la manche (rédigé en 1865-1866) comme un album, avec des dessins, des proses et des vers écrits par son entourage et lui-même ainsi que des épreuves de Jersey et de Guernesey. Seuls des obstacles techniques et économiques l’empêchèrent de mener ses projets à bien, puisque faute d’imprimerie photographique il fallait encore coller les tirages un à un dans chaque volume publié [4]. D’esthétique, la question devient alors plus spécifiquement poétique : exécuté en partie sur une idée d’Hugo, un tel montage peut-il lui être attribué, au moins partiellement ? A l’instar de toutes les productions coextensives aux œuvres qu’instituent la signature de l’auteur, l’édition ou la tradition littéraire (textes sous influence mais écrits par d’autres, illustration commandée, iconographie personnelle plus ou moins dirigée [5], entretiens écrits ou radiophoniques conduits par un tiers, etc.), cet exemplaire nous oblige à questionner la notion même d’œuvre, à nous interroger sur ses frontières et à nous demander s’il faut ou non y intégrer de telles extensions.

L’autre intérêt de l’exemplaire « Vacquerie » tient à sa date même de parution : en 2011 l’édition d’Edouard Graham tire son actualité de la reconnaissance de la photo, encore récente en France, mais aussi de l’environnement intermédial dans lequel l’ouvrage paraît. Avec la multiplication des supports (téléphone, tablette, ordinateur) et le passage de tous les signes au numérique (matrice universelle, commune au texte, au son et à l’image), transvaser les signes d’un espace dans un autre comme le fait Vacquerie devient un geste courant dont l’usager a de plus en plus conscience. Le geste intermédial ajoute à la juxtaposition un imaginaire kinésique de l’insertion, par translation et « implémentation » [6] du message d’un espace numérique dans un autre. Aux contiguïtés du montage, explorées au début du XXe siècle par le cubisme et le cinéma naissant [7], le XXIe siècle ajoute les plaisirs de l’inclusion propres à tout remontage : les contenus à ré-agencer transitent d’abord par des contenants que leur multiplicité rend visibles. Matériellement il en résulte d’abord un surcroît de technique dans la pensée de la communication, puisque l’énonciateur pense technologiquement autant que linguistiquement ce qu’il a à dire : il sait par exemple que son énoncé changera de taille selon le support employé (smartphone ou ordinateur) ou qu’il pourra au contraire voyager facilement d’un appareil à l’autre. Le nomadisme du texte, qui virtualise le support en le transformant en variable, fait inversement de cette nouvelle variable un paramètre à part entière dans l’élaboration du message. D’un point de vue rhétorique et poétique ensuite, il en résulte un avantage donné à la synecdoque (le contenant pour le contenu) sur la métonymie (la partie pour le tout) : là où le montage fonde sur leur contiguïté réciproque l’équivalence qu’il instaure entre les différentes parties de l’œuvre (métonymie), le remontage les enrichit des valeurs d’inclusion propres au dispositif dans lequel ces mêmes parties se trouvent incluses (synecdoque). Chaque photo insérée dans Les Contemplations bénéficie ainsi de valeurs de cohabitation qui ne viennent pas du texte qu’elle illustre mais du livre lui-même, espace volumique et monumental dont on verra plus loin qu’il nourrit l’imaginaire d’Auguste. Certes depuis les interpolations opérées par les poètes hellénistiques sur le texte d’Homère aux « paperolles » de Proust en passant par les « allongeails » de Montaigne ou n’importe quel brouillon d’écrivain, le geste d’insertion accompagne nécessairement le réagencement des énoncés ; le montage passe inévitablement par un « re » dans lequel la réorganisation inclut l’implémentation. Il semble cependant qu’avec ses multiples appareils notre époque donne à ce geste mi-physique mi-cognitif une valeur qui n’était que latente jusque-là ou du moins valorisée lors d’expériences ponctuelles ; en égalisant les messages, en facilitant leur circulation et leur réagencement d’un « site » à l’autre, la numérisation fait de l’inclusion une dimension consciente parce qu’omniprésente de notre relation aux signes. Si l’usage et l’habitude en effacent l’originalité et s’il est vrai qu’aujourd’hui la translation d’un support à un autre participe davantage du glissement que d’un rapport marqué entre un « dedans » et un « dehors » (à l’ère des écrans, objets plats, messages et supports se superposent plutôt qu’ils ne s’emboîtent, comme du temps du livre tout-puissant), notre conscience des dispositifs est suffisamment marquée pour nous rendre attentifs à leur fonctionnement et chercher le rôle qui fut le leur dans les productions du passé.

 

Une entreprise modeste

 

La façon dont Auguste parle de la photographie dans le reste de son œuvre suggère qu’il devait considérer son travail illustratif comme une activité assez modeste :

 

L’art n’est pas seulement la réalité, l’art
Se dégrade au niveau de la photographie
En se faisant la froide image de la vie.
L’art n’est pas un miroir, ami, c’est un regard [8].

 

Un tel point de vue s’appuie sur une réalité culturelle bien connue des historiens de la photographie : à cette date, la lourdeur de l’appareillage fait encore de cette image un simple « miroir », image statique et impersonnelle, par opposition à cet art du regard qu’autoriseront dans les années 1880 l’instantanéité puis l’appareil portable de Kodak (1888). Comme l’a montré François Brunet, rapidité et portabilité ajusteront alors l’appareil au coup d’œil de l’opérateur et lui permettront de multiplier et de varier les perspectives [9]. En 1856, le poète et le peintre sont encore les seuls dépositaires d’un véritable point de vue, aux deux sens optique et mental du terme (la photo ne les a pas encore dissociés), comme le suggère l’avant-propos de William Shakespeare (1864) où Hugo se fait fort de « multipli[er] les horizons toutes les fois que la perspective se déplac[e] » et d’opérer sur le dramaturge anglais auquel son étude est consacrée un « agrandissement du point de vue » [10].

La photo n’est pas mieux traitée dans Profils et grimaces, où le nouveau médium permet à Vacquerie de stigmatiser le réalisme naissant :

 

En art la peinture a fait place à la photographie ; en littérature aussi. Les écrivains aussi braquent leur objectif sur le premier bourgeois venu, et le reproduisent tel quel, sans rien changer, sans rien choisir ; plus de création, ni d’interprétation : la copie machinale du modèle [11].

 

>suite
sommaire

[1] L’exemplaire illustré de Profils et Grimaces ainsi que plusieurs des albums faits par Auguste Vacquerie (dont un avec Charles Hugo) sont disponibles sur le site Gallica (consulté le 15 février 2016). Parmi les nombreuses études consacrées à Victor Hugo photographe, mentionnons celle, historique, de Jean-Marc Hovasse (« La révolution photographique », Victor Hugo. Pendant l’exil I. 1851-1854, Paris, Fayard, 2008, t. II, pp. 159-174) et celle, poétique et esthétique, de Jérôme Thélot dans Les Inventions littéraires de la photographie, Paris, PUF, 2003, ch. 1, pp. 9 et suiv.
[2] Je tire ces informations de l’importante postface d’Edouard Graham au fac-similé du volume (Victor Hugo, Les Contemplations, éd. par Edouard Graham, Genève, Droz, 2011, pp. 841 et suiv.). La lettre où Vacquerie demande à Paul Meurice un exemplaire « en feuilles » de l’édition parisienne des Contemplations est donnée p. 855.
[3] Victor Hugo à Pierre-Jules Hetzel, 26 mai 1853, cité par J.-M. Hovasse, op. cit., p. 166.
[4] Pour une étude récente sur le livre illustré de photographies voir H. Védrine, « Portraits de masques et de fantômes. Le portrait photographique dans le livre (1860-1930) », COnTEXTES, n° 14, 2014 (consulté le 15 février 2016).
[5] La thèse récente de Noémie Lévêque Iconographie de l’auteur : le cas d’André Breton (sous la dir. d’E. Marty, soutenue à l’Université de Paris 7 le 5 novembre 2015) s’affronte à ce corpus ambigu en posant la question de la responsabilité de l’écrivain dans les portraits qui sont faits de lui. Ce travail illustre le déplacement qui s’opère aujourd’hui dans la critique, en direction de ce territoire qu’on désignera un peu plus loin comme « inter-œuvre » et que traversent des questions d’intentionnalité et de responsabilité.
[6] Comme l’a montré O. Quintyn (dans Dispositifs/dislocations, Al Dante/ Transbordeurs, 2007) ce terme récent d’informatique, dont on élargit ici le sens, est riche d’implications esthétiques et culturelles.
[7] Voir à ce sujet Le Montage comme articulation. Unité, séparation, mouvement, éd. par J. Degenève et S. Santi, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2014.
[8] A.Vacquerie, Mes Premières années de Paris, Paris, Michel Lévy frères, 1872, livre cinquième, XI, p. 307. Un passage de Profils et grimaces (Paris, Michel Lévy frères, p. 296) cité par Edouard Graham montre bien la perplexité de Vacquerie pour juger du nouveau médium : « La photographie ce n’est rien : c’est-à-dire c’est admirable ; c’est une machine qui défie Rembrandt, c’est la science qui fait de l’art ! mais l’artiste n’y est pas pour grand’chose » (op. cit., p. 850-851).
[9] François Brunet appelle « le moment Kodak » ce basculement (La Naissance de l’idée de photographie, Paris, PUF, 2000, deuxième partie, pp. 213-267).
[10] V. Hugo, William Shakespeare, Paris, Librairie internationale, A. Lacroix, Verboeckhoven et Ce éditeurs, 1864, avant-propos, p. IV.
[11] A. Vacquerie, Profils et grimaces, op. cit., ch. VIII, p. 73.