Remix Gogol : l’adaptation hypermédiatique
du Journal d’un fou par Tom Drahos

- Anaïs Guilet
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Hypertextualité et PLAYGIARISME dans Le Journal d’un fou

     

Dans Palimpsestes, Gérard Genette qualifie d’art du bricolage le travail hypertextuel d’adaptation et de recyclage, qui permet de faire du neuf avec du vieux :

 

[…] l’art de « faire du neuf avec du vieux » a l’avantage de produire des objets plus complexes et plus savoureux que les produits « faits exprès » : une fonction nouvelle se superpose et s’enchevêtre à une structure ancienne, et la dissonance entre ces deux éléments coprésents donne sa saveur à l’ensemble [26].

 

Genette décrit les rapports d'hypertextualité entre un texte et son film, en termes de transformation et de changements sémiotiques [27]. Et c’est à ces mêmes processus que l’on assiste dans l’adaptation du Journal d’un fou par Drahos. De ces passages naît un plaisir ludique :

 

A la limite, aucune forme d'hypertextualité ne va sans une part de jeu, consubstantielle à la pratique du réemploi de structures existantes : au fond le bricolage, quelle qu'en soit l'urgence, est toujours un jeu, en ce sens au moins qu'il traite et utilise un objet d'une manière imprévue, non programmée, et donc "indue" – le vrai jeu comporte toujours une part de perversion [28].

 

Le CD-ROM du Journal d’un fou possède résolument cette dimension ludique. Il implique que ses exégètes fassent des recherches pour comprendre les liens transtextuels élaborés par l’auteur. L’œuvre de Drahos, permet de repenser des textes anciens et de favoriser l’émergence d’une nouvelle interprétation. Le plasticien construit ce jeu transtextuel dans un hypermédia et puise ses hypotextes dans la culture classique, dans ses archives personnelles dont il tire les photographies et les vidéos, mais aussi sur des sites Web. Et, de ce fait, il fait entrer le texte de Gogol dans la cyberculture : une culture qui affectionne le sample et le remix. Drahos l’explicite lui-même :

 

La culture du sampling et du recyclage à l'infini fait partie de notre époque. Sans doute, est-ce là une façon de vivre la réalité et une manière de concevoir notre monde. Grâce à ces images et à ces sons recyclés, je pense qu'il y a ici quelque chose de très grisant qui se joue [29].

 

Ce jeu référentiel peut être rapproché de ce que Raymond Federman dans « Imagination as Plagiarism [an Unfinished Paper...] » appelait le PLAYGIARISM :

 

Text is in fact always a pre-text, that is a text waiting indefinitely to be completed by the reading process. It is a MONTAGE/COLLAGE of thoughts, reflections, meditations, quotations, pieces of my own (previous) discourse (critical, poetic, fictional, published and unpublished)… for PLAGIARISM read also PLAYGIARISM [30].

Le texte est en fait toujours un pré-texte, c’est à dire un texte qui attend constamment d’être complété par le processus de lecture. Il s’agit d’un MONTAGE/COLLAGE de pensées, de réflexions, de méditations, de citations, de morceaux de mon propre discours (précédent) (critique, poétique, fictionnel, édité ou non)… Pour PLAGIAIRE, lisez aussi PLAJOUEUR (notre traduction).

 

Le « PLAYGIARISME » correspond ainsi à la réutilisation intentionnelle, conceptuelle et ludique de matériaux préexistants. Il semblerait alors que toute lecture, ainsi que tout travail d’adaptation, de citation, de réappropriation engageant une dimension intertextuelle, impliquent aussi, dans une certaine mesure, ce jeu de plagiat. D’autant plus que Drahos ne cite pas ses sources, à aucun moment il ne réfère à FunnyNews ou au site lesnouveauxesclaves. Le plasticien n’explicite pas cette volonté qui semble pourtant rejoindre les conceptions que Federman formule dans son article :

 

The text which I am in the process of writing (and which is already in process to be read) many indeed fall in the category of pure plagiarism, for I don’t know anymore where my own thoughts originated, and where these thoughts began to merge with those of others, where my own language began and where it converged with that of others within the dialogue of all of us entertain with ourselves, and with others. Therefore I shall not reveal my sources because these sources are now lost in my own discourse, and, moreover, because there are no sacred sources for thinking and writing [31].

La majorité du texte que je suis en train d’écrire (et qui est déjà sur le point d’être lu) appartient, il est vrai, à la catégorie du pur plagiat, dans la mesure où je ne sais plus quand mes propres pensées ont émergé et quand ces pensées ont commencé à se confondre avec celles d’autrui ; quand mon propre langage commence et quand il converge vers celui des autres au sein d’un dialogue que nous entretenons tous avec nous-mêmes, mais aussi avec les autres (notre traduction).

 

Dans l’adaptation du Journal d’un fou, se superposent les discours de Drahos, de Gogol, l’interprétation de Nottin, les commentaires de Chris et le discours des journalistes qu’il reprend. La littérature consacrée se mêle au Web et sa culture participative en même temps qu’elle devient l’objet d’un travail plastique. A l’ère du copier-coller, la question du plagiat est mise en jeu et en lumière.

Drahos construit ainsi une pratique créative qui s’inscrit dans la culture du remix telle qu’elle est théorisée dans Remixthebook par Mark Amerika, dont le leitmotiv est « Source Material Everywhere ». Dans cet essai à la structure décousue, Amerika pratique lui-même des remix de théories d’auteurs qu’il ne cite qu’en bibliographie de fin d’ouvrage. Il y reprend par ailleurs à plusieurs reprises le jeu de mot de Federman. Amerika élabore sa pratique du remix comme un champ d’expérience, à l’image de celui recherché par Drahos, qui pourrait tout aussi bien être qualifié de remixologist :

 

As a contemporary remixologist
I am always turning toward the intuitive present
and make my necessary moves
in a Total Field of action


That is to say I am forever finding myself
moving-remixing and /or naturally selecting
my source material while evolving whatever
stylistic tendencies that seem appropriate
in order for me to survive in the network culture
 [32].

En tant que remixologiste contemporain
Je suis toujours tournée vers un intuitif présent
et j’exécute mes nécessaires mouvements
dans un Champ d’action Total

C’est-à-dire que je me trouve toujours
en train de bouger-remixer et/ ou de choisir naturellement
mes matériaux-sources alors que j’élabore n’importe quelle
tendance stylistique qui semble appropriée
afin de survivre dans la culture du réseau

 

Cette culture du réseau est aussi celle dans laquelle Drahos fait évoluer Le Journal d’un fou de Gogol.

 

Ainsi, l’adaptation du Journal d’un fou est composée d’excroissances de provenances multiples et parfois impossibles à identifier. Celles-ci procurent au lecteur suffisamment patient et attentif tout le plaisir de l’enquête que leur compréhension impose. Si les hyperliens sont peu développés dans l’œuvre de Drahos, c’est par cette enquête, c'est-à-dire dans le tissage intertextuel et médiatique élaboré par le plasticien, que se construit sa dimension interactive. Le lecteur bâtit lui-même les liens entre le texte de Gogol et les textes tirés du Web, et devient le moteur de la réactualisation de l’œuvre.

Cette réactualisation doit toutefois être désormais placée dans une Histoire des formes de littérature hypermédiatique à laquelle le CD-ROM de Drahos appartient. L’œuvre a en effet presque 10 ans et l’esthétique numérique de Drahos est déjà pour le moins datée. Par ailleurs, le format CD-ROM lui-même est aujourd’hui presque obsolète. Les couleurs fluo, l’emploi d’icônes, de ces sortes d’image « Clip art » et le format diaporama, ne sont plus utilisés dans les œuvres hypermédiatiques contemporaines où les formats flash et l’html 5 sont préférés. Les adaptations par Drahos des œuvres littéraires canoniques appartiennent donc désormais elles-mêmes à une Histoire des formes de littérature hypermédiatique. Si l’adaptation du Journal d’un fou de Drahos témoigne de l’actualité du texte de Gogol 170 ans après son écriture, on pourrait finalement interroger la pérennité de l’œuvre de Drahos quand 10 ans après, elle parait déjà esthétiquement datée. On peut se demander ce qu’il adviendra de ses réflexions, mais aussi de ce qu’il adviendra des textes sur le Web auxquels il se réfère dont, à peine quelques années après, il est difficile de trouver des traces. Dans ces quelques questions se révèlent tous les problèmes liés à l’archivage et à la conservation des œuvres numériques.

 

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[26] G. Genette, Palimpsestes : la littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982, p. 451.
[27] « J’entends par là toute relation unissant un texte B (que j’appellerai hypertexte), à un texte antérieur A (que j’appellerai, bien sûr, hypotexte) sur lequel il se greffe d’une manière qui n’est pas celle du commentaire. », Ibid., p. 13.
[28] Ibid, pp. 452-453.
[29] T. Drahos, « Tom Drahos ou l'abîme de l'arborescence », Op .cit.
[30] R. Federman, « Imagination as Plagiarism [an Unfinished Paper...] », New Literary History, vol. 7, n°3, 1973, pp. 565-566.
[31] Ibid., p. 566.
[32] M. Amerika. Remixthebook, Londres et Minneapolis, University of Minessota Press, 2011, p. 196.