La Mosaïque modèle pratique

- Thomas Golsenne
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Un peintre de génie a peint une figure sur la toile. Nous pourrons imiter son tableau avec des carreaux de mosaïque multicolores. Et nous reproduirons d’autant mieux les courbes et les nuances du modèle que nos carreaux seront plus petits, plus nombreux, plus variés de ton. Mais il faudrait une infinité d’éléments infiniment petits, présentant une infinité de nuances, pour obtenir l’exact équivalent de cette figure que l’artiste a conçue comme une chose simple, qu’il a voulu transporter en bloc sur la toile, et qui est d’autant plus achevée qu’elle apparaît mieux comme la projection d’une intuition indivisible [5].

 

Là où Bergson se montre théoricien du continu et de l’indivisible, affirmant l’irréductible écart qui sépare la mosaïque, assemblage d’unités discontinues, de la peinture, Alberti se fait théoricien du discontinu et rassemble peinture et mosaïque sous un même procédé. Alberti est un philosophe de l’invention, qui repose sur la connaissance du passé, tandis que Bergson est un philosophe de la création, entendue comme production radicalement nouvelle, imprévisible, tendue vers le devenir.

La suite du texte d’Alberti est à lire car on va voir que la mosaïque n’est pas seulement pensée comme un modèle pour la peinture, mais pour toute forme d’invention :

 

Il en va ainsi des lettrés. Les esprits d’Asie et encore plus les Grecs, au bout de plusieurs années, furent tous ensemble les inventeurs de tous les arts et toutes les disciplines ; ils construisirent presque un temple et un domicile dans leurs écrits à Pallas et à cette Pronéa, déesse des Stoïciens, et ils étendirent ses parois en enquêtant sur le Vrai et le Faux ; ils y posèrent les colonnes par l’observation et la transcription des effets et des forces de la nature, ils le recouvrirent d’un toit qui puisse défendre une œuvre semblable des tempêtes adverses ; et cette œuvre fut la capacité de fuir le mal, et l’envie de poursuivre le bien, la haine du vice, la quête et l’amour de la vertu. Mais que se passe-t-il ? Exactement le contraire de ce qui a été dit ci-dessus. Celui-là ramassa les petits morceaux et composa le pavement. Et moi, quand comme lui et comme d’autres j’ai voulu orner mon petit domicile privé, j’ai extrait de ce très noble édifice public ce qui m’a semblé convenir à mes desseins [6] ; et une fois divisé en petites parties, je l’ai distribué là où j’ai voulu. Et c’est de là qu’est né le dicton : Nihil dictum quin prius dictum (rien n’est dit qui n’ait déjà été dit) [7].

 

En somme, la mosaïque devient un modèle pratique de tout procédé d’invention et de composition, y compris pour une œuvre littéraire, pour une recherche philosophique. L’architecture sert de métaphore à l’élaboration du texte, selon une idée probablement tirée des arts de la mémoire. Mais Alberti introduit une différence entre l’inventeur de la mosaïque et lui : tandis que le premier se sert des fragments éparpillés qu’il trouve à ses pieds, Alberti détache des morceaux – des citations – de l’édifice façonné par les anciens. Il produit le morcellement et le discontinu nécessaire selon lui à la production d’un nouveau texte. L’idée qu’une figure ou qu’un texte ne puissent apparaître qu’à l’issue d’un travail d’assemblage de fragments peut s’expliquer de deux manières. D’une part, Alberti, en bon humaniste italien du XVe siècle, a les yeux tournés vers le passé, vers les sommets qui lui semblaient indépassables constitués par les écrits et les œuvres gréco-romaines ; toute production nouvelle ne peut exister que sur la base des ruines antiques. D’autre part, il existe bien une poétique de la création chez Alberti, comme il l’exprime bien dans un autre texte, le Momus : seul Dieu a créé une œuvre parfaite, singulière, unique et ex nihilo ; l’homme ne peut rien produire d’aussi neuf ; au mieux peut-il arranger dans un nouvel ordre ce qui a déjà été dit, ou traiter une matière connue dans un style différent [8].

La façon dont Alberti pense la mosaïque ne rentre pas dans l’alternative théorique posée par Dällenbach : il ne se retrouve ni dans le modèle classique tendu vers l’unité de la figure, où la mosaïque figure une technique inférieure à la peinture, ni dans le modèle moderne qui vise à exacerber le morcellement pour faire éclater la figure. Chez Alberti, la figure reste le but à atteindre, mais la fragmentation est tout autant nécessaire, sans quoi l’invention serait pauvre et réduite à une seule source. C’est là une troisième voie, sans doute celle dans laquelle on pourrait ranger la « marqueterie » de Montaigne.

Une dernière remarque. Paradoxalement, le récit d’origine de la mosaïque raconté par Alberti n’est pas une citation, un emprunt, un fragment trouvé. On ne le trouve ni chez Vitruve, ni chez Pline, qu’Alberti connaît très bien. Et dans son traité d’architecture, Alberti ne mentionne pas du tout l’origine de la mosaïque. Autrement dit, ce récit n’est pas une invention mais une création de l’humaniste florentin. Il dément dans son existence même les idées qu’il véhicule. Cette contradiction entre la théorie et la pratique est peut-être l’aspect le plus fascinant du texte d’Alberti car elle nous enseigne que la pratique est une théorie qui s’ignore.

 

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[5] H. Bergson, L’Evolution créatrice [1907], Paris, P.U.F., « Quadrige », 1981, pp. 90-91.
[6] En italien disegno peut vouloir dire « dessin » et « dessein ». Alberti emploie ici le terme dans les deux sens, puisque le projet conçu par l’auteur prend l’aspect d’une œuvre graphique. On a traduit ici par « dessein », et plus bas par « dessin », car dans le deuxième cas designata (« dessinée ») est accolé à prescritta, qui peut être traduit par « projetée ».
[7] L. B. Alberti, Profugiorum ab Ærumna libri III, op. cit., p. 82.
[8] L. B. Alberti, Momus ou le prince, trad. et préface P. Laurens, Paris, Les Belles Lettres, 1993, p. 41.