L’envers de l’imaginaire : démontage
et remontage du merveilleux dans
Acajou et Zirphile de Charles Duclos

- Cyril Francès
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Fig. 5. Fr. Boucher et Q.-P. Chedel,
Ninette donne l’écharpe à Acajou, 1741

Fig. 6. Fr. Boucher et Q.-P. Chedel,
Podagrambo saisit Zirphile par
la robe
, 1741

Fig. 7. Fr. Boucher et Q.-P. Chedel,
Harpagine et la Fée Envieuse
apparaissent à Zirphile et Acajou
, 1741

Fig. 8. Fr. Boucher et Q.-P. Chedel,
Acajou retrouve Zirphile, 1741

Fragmentant le visible, Duclos s’appuie donc sur le visuel pour introduire dans l’image une latence, un secret que les estampes originelles avaient scellé : en illustrant Faunillane, Boucher avait notamment soigneusement pris soin d’estomper son érotisme larvé pour privilégier la représentation du merveilleux. A l’inverse, le travail de l’image par le texte au sein d’Acajou offre un récit second, qui s’énonce à l’articulation même des signes linguistiques et iconiques, et confère à l’ensemble du dispositif un nouvel horizon de signification. Une écharpe est le motif structurant de ce récit. Une seule estampe de Boucher la montre, où on la voit dans les mains d’un personnage féérique (fig. 5) : dans Faunillane, son unique fonction est d’identifier le personnage, la reine aux écharpes d’or, et probablement d’offrir la clé permettant de retrouver le référent mondain de cet être fictif. Ce modeste attribut, sans rôle narratif mais étonnamment mis en valeur dans l’illustration (par un geste étrange que Duclos interprète comme celui d’un don), devient dans Acajou l’un des objets principaux de l’intrigue. Le foulard enchanté protège en effet Zirphile des agressions extérieures et, plus tard, c’est grâce à lui qu’Acajou peut récupérer la tête de son amante. Le cycle des péripéties et le bouclage du dénouement sont donc suspendus à cette écharpe qui en est l’élément moteur et qui en métaphorise le déroulement. Pour autant, elle est systématiquement absente des gravures sur lesquelles elle devrait se trouver, celles illustrant des scènes où son rôle narratif est prépondérant. Ainsi, lors de l’agression de Podagrambo qui « saisit [Zirphile] par la robe » (fig. 6), on ne trouve nulle trace de l’écharpe qui dans le récit s’accroche à l’arbre et laisse la jeune fille sans défense ; de même lors de son enlèvement par la fée Harpagine (fig. 7), alors qu’elle est censée se trouver dans les mains d’Acajou car « la chaleur [avait obligé] Zirphile de [l’]ôter pour causer avec plus de liberté » (p. 79).

Cette absence insistante, charnière entre le lisible et l’invisible, accroit la profondeur symbolique du dispositif et appelle à voir en-deçà de la figuration, là où les deux surfaces du discours et de l’image dévoilent la perspective secrète qui les unit. L’écharpe, en effet, qui « assure l’intégrité physique de Zirphile en même temps qu’[elle] en est le signe et le symbole » [9], évoque assez directement la virginité de l’héroïne, virginité dont le conte laisse entendre plusieurs fois qu’elle a peut-être été mise à mal, par Acajou autant que par Podagrambo. Ce faisant, son absence confère à l’ensemble des images qui l’évoquent une dimension érotique qui relie le merveilleux à son impensé sexuel et figure le point aveugle de la représentation. Présence manquante au cœur de l’image et ligne de fuite du sens, l’écharpe symbolise longtemps ce qui échappe, avant de manifester, à partir de son apparition dans l’avant-dernière illustration et dans le geste même de la fée tel que le lit Duclos, ce qui est finalement rendu au terme du récit : le corps de Zirphile, la raison d’Acajou, la pureté du désir et la plénitude des signes. En ce sens, la dernière image s’apparente à une épiphanie merveilleuse où se combine enfin harmonieusement tout ce que le dispositif s’était efforcé de disjoindre (fig. 8). Le héros retrouve, immaculé, l’objet de son désir, corps glorieux auquel il offre une pleine réparation, une renaissance physique autant que spirituelle : « Les flammes qui en défendaient l’abord se divisèrent à son approche, et dans le moment qu’il y présenta la tête, le corps s’avança au-devant et s’y réunit » (p.106). L’image, elle, relayée par le texte, pour une fois sans défaut ni rupture, retrouve une pleine capacité de figurabilité : chaque signe épars (la palissade, l’écharpe, la tête – mais aussi la fumée, les mains et le chapeau qui auraient également pu être évoqués) revient s’y loger, riche de sa force symbolique ou métaphorique retrouvée. Elle unit enfin l’apparent au figurable, la surface merveilleuse et ludique à l’interrogation souterraine de la fable, celle de la possibilité d’un désir amoureux authentique, inaltéré par l’imaginaire corrupteur de la société galante.

 

Finalement, tout se passe comme si la disjonction dont le dispositif ne cessait de jouer jusqu’alors n’avait eu pour but véritable que cette remise en ordre du narratif et de l’iconique. Le mouvement de désillusion auquel invitait l’agencement préfaciel était peut-être lui aussi un leurre, du moins une feinte : dans Acajou et Zirphile, c’est tout autre chose qu’une « sottise » qui nous est donnée en partage, mais au contraire une représentation à nouveau en adéquation avec elle-même, comme régénérée par le processus persifleur de fragmentation et de défiguration auquel elle a été incessamment soumise au fil du conte. Au-delà de ce qui l’enchaîne au processus critique qui déjoue les enchantements du regard et les plaisirs de l’imagination, le lecteur retrouve in fine un imaginaire merveilleux revitalisé, apte à accueillir et à manifester l’enchantement propre du désir, cette heureuse « relation de l’âme et du corps » dont le conte a fait son enjeu. Le complexe réagencement du texte sur l’image, fonctionnant par la suppression ou la greffe de certains éléments, leur décadrage ou leur brouillage, façonne souterrainement un mouvement qui engage l’œil et l’esprit du lecteur à contempler, par-delà le reflet ironique et grimaçant de la raison démystifiante et, comme le dit le texte, « à force d’avoir épuisé les erreurs » (p. 47), la « vérité » que l’imaginaire merveilleux, dans son lien au désir, est encore capable de formuler.

 

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[9] P. Berthiaume, « Les malheurs de Zirphile ou les prospérités de la vertu », dans @nalyses. Revue de critique et de théorie littéraire, vol. 2, n°2, printemps-été 2007, p. 16. Nous renvoyons à cet article pour tout ce qui concerne la signification de l’écharpe au sein de la narration.