Le Songe du cinéphile.

Donne-moi tes yeux d’Henri Foucault

- Térésa Faucon
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Fig. 7. Fr. Lang, Ministry of Fear, 1944

Fig. 8. M. Powell et E. Pressburger, The Red
Shoes
, 1949

Fig. 9. R. Sethi, Ghungroo, 1983

Fig. 10. R. Thorpe, Ivanohé, 1952

Fig. 11. Ed. Dmytryk, The Caine Mutiny, 1954

Cette transformation sous-tendue par l’expérience du montage invite le lecteur ou le visiteur à changer sa façon de voir. Le titre de l’œuvre de Foucault est alors tout à fait programmatique : Donne-moi tes yeux, emprunté au film de Sacha Guitry (1943) racontant la cécité progressive d’un homme. Donne-moi tes yeux pour donne-moi tes lumières, pour que je vois comme toi, que je vois ce que tu vois et que je ne vois pas encore. Rappelons avec Jen-Marc Chatelain que « l’obscurité relative de l’emblème engendre l’attente d’une élucidation qui le tire vers la clarté, qui retire le sens caché vers l’évidence » [17]. L’élucidation naît de l’interprétation de l’association des éléments qui fait voir ce qui n’est pas directement représenté. On retrouve ici le principe de la valeur ajoutée du montage, voire des équations de montage proposées par des cinéastes. Par exemple selon des combinaisons dites hiéroglyphiques, comme l’a développé Eisenstein dans « Dramaturgie de la forme filmique » en s’appuyant sur

 

la hiéroglyphique japonaise où deux signes idéographiques indépendants (cadres) juxtaposés explosent en un concept nouveau.
Ainsi

œil + eau = pleurer
Porte + oreille = tendre l’oreille
Enfant + bouche = crier
Bouche + oiseau = chanter
Couteau + cœur = chagrin, etc. (Abel Rémusat, Recherches sur l’origine de la formation de l’écriture chinoise) [18].

 

Sans doute Eisenstein cherchait-il à calculer certains effets de montage, pour frapper l’esprit du spectateur (notamment pour le montage des attractions qui devait être sans ambiguïté). Cependant, le modèle hiéroglyphique ne peut être réduit à ce type d’équation surtout si l’on pense aux hiéroglyphes égyptiens cette fois et à la résistance de ces signes pour les humanistes [19] si bien que, comme le rappelle Anne Rollet, « la polysémie, l’ambivalence et le caractère nécessairement arbitraire et conventionnel du sens qu’on leur prête sont la loi implicite du hiéroglyphe » [20]. On reconnaîtra donc dans « ce langage équivoque » un principe de montage appelant la multiplicité des interprétations. Jeux du sens qui se développent à deux niveaux dans l’œuvre de Foucault : la composition de chaque image-titre et la mosaïque d’ensemble.

Sans doute la fugitivité de l’image qui porte le titre appelle-t-elle la simplification, la lisibilité, l’association directe entre ce que l’on voit et ce que l’on lit, pourtant certains génériques sont travaillés par un certain décalage entre texte et image, voire par la non évidence du rapport, l’image-titre posant une énigme que le film s’engage à déplier. Que penser dans Ministry of Fear (F. Lang 1944, fig. 7) de ce fragment de mécanisme d’horloge avec ses poids et son balancier qui égrène le temps ? quel temps compte-t-il ? celui d’une libération ? d’une exécution ? le début ou la fin d’une attente ? Ce fragment fait travailler l’imaginaire du spectateur qui l’associe aux mots du titre, notamment à la terreur, à l’angularité des lettres gothiques et à l’idéologie de cette typographie pendant le nazisme [21]. Pour Les Chaussons rouges (M. Powell et E. Pressburger, 1949, fig. 8), l’image est d’abord une illustration des mots du titre avec une composition ayant pour base cet accessoire. La composition ajoute toutefois une autre dimension à la relation texte/image, celle de l’adaptation puisque les chaussons sont disposés devant un livre qui porte le nom d’Andersen, sans oublier l’encrier et la plume. En outre, la graphie des lettres écarlates rend sensible la matière du pigment, le fluide rouge comme du sang. La bougie se consumant donne aussi un air de vanité à l’ensemble. Elle semble chuchoter un motto (« Tempus fugit ») et rappeler par l’absence du corps de la danseuse, le temps compté, l’énergie dépensée et le risque du port de ces chaussons, donc de la danse. L’image est aussi illustratio. Autre exemple avec encore un accessoire de danse, cette fois indienne : Ghungroo (Ram Sethi, 1983, fig. 9). La dénotation est évidente. L’unique mot du titre signifie clochette et fait référence aux bracelets tintinnabulant portés aux chevilles par la danseuse dont on ne voit ici que le bas de jambe. Le décadrage (accentuant la découpe et l’effet de masquage redoublé par les pans de voile) et le flou du mouvement des pieds accentuent le déséquilibre et la tension de la diagonale du titre. En outre, le contraste chromatique entre le turquoise du lettrage et du pantalon et la dominante rouge du tapis foulé par la danseuse laisse imaginer la mise en péril des pieds dans leur dialogue avec le sol… La connaissance de l’histoire des films de courtisanes transforme cet accessoire en attribut définissant une fonction et surtout une condition sociale avec la rigidité des castes qu’il implique et les amours impossibles.

Ainsi, même lorsque la dénotation semble l’emporter, l’image introduit des éléments qui ouvrent le sens rappelant que l’emblème par exemple reposerait « sur ce principe d’invention qui associe texte épigrammatique et image avec le souci de tenir ces deux éléments dans un rapport non pas d’illustration, mais d’obscurité relative : la figure, le texte, mais aussi le lien qui les unit doivent échapper à l’évidence immédiate. Rien ne doit ici tomber sous le sens » [22].

Qu’en est-il des images-titres qui empruntent directement à la tradition des images héraldiques en les citant par exemple ? Certains génériques intègrent en effet des blasons dans leur composition. Ces images jouent-elles sur la reconnaissance immédiate ou l’association plus énigmatique ? Pour Ivanohé (R. Thorpe, 1952, fig. 10), la couronne et les armes (les trois léopards) de Richard Cœur de Lion sont sur l’écusson tandis que les supports (le lion à gauche, la licorne à droite) renvoient à une période plus tardive, le début du XVIe siècle, si bien que, dès le lancement du film, les enjeux historiques de ce récit pourtant ancré dans le Moyen Age, sont simplifiés ou dilués au profit d’un personnage autour duquel tourne le film, ici Ivanohé, figure que l’on pourrait reconnaître à d’autre période, y compris contemporaine. Dans The Caine Mutiny (E. Dmitryk, 1954, fig. 11), le titre s’inscrit sur le blason de l’US Navy, variante de l’emblème nationale où l’on retrouve l’aigle aux ailes déployées tenant dans ses serres le bouclier avec les treize bandes et étoiles appliqué sur deux ancres marines croisées. Les trois couleurs du drapeau américain sont aussi présentes même si elles ne sont pas disposées sur les attributs habituels : le bleu pour l’aplat du fond (qui peut aussi renvoyer au background de cette histoire : l’océan) sur lequel s’inscrit une version monochrome rouge du blason, tandis que les lettres du titre sont blanches. Si le motto (« E Pluribus Unum ») de l’emblème national est absent sur celui de la marine, l’annonce de la trahison du titre du film en serait comme le négatif d’autant que toute l’histoire et la morale finale (accentuant la culpabilité du groupe de marins s’étant opposés à l’un d’eux) y font directement référence. On pourrait d’ailleurs faire l’hypothèse que si on retrouve le dispositif de l’emblème ici, le film qui suit le titre correspondrait à « la narratio, le discours explicatif généralement placé à la suite immédiate ou en regard de l’emblème auquel il se rapporte » [23]. Sans doute la narratio introduit un élément problématique des livres d’emblèmes, qui peut résister formellement à l’œuvre de Foucault. Le papier peint n’est pas une mosaïque de films que l’on pourrait voir à partir de leur image-titre. Si l’on retient de J.-M. Chatelain l’idée que « le commentaire n’a pas seulement pour fonction d’expliquer, mais aussi d’aider à la mémorisation » [24], le souvenir du film permet de comprendre le sens du titre et d’identifier l’image qui l’accompagne, voire de saisir toute la force de la rencontre texte/image. Quels sont les moyens de cette mémorisation ? Chatelain décrit « un effet d’“allongement” dont il est possible de rendre compte dans les termes mêmes qu’utilisait Saint-Augustin dans un passage du livre XI des Confessions où il décrivait les moments successifs de la lecture récitative : “Je me prépare à chanter un chant que je connais. Avant que je commence, mon attente se tend vers l’ensemble de ce chant ; mais quand j’ai commencé, à mesure que les éléments prélevés de mon attente deviennent du passé, ma mémoire se tend à son tour ; et les forces vives de mon activité sont distendues, vers la mémoire à cause de ce que j’ai dit, et vers l’attente à cause de ce que je vais dire. Néanmoins mon attention est toujours là, présente ; et par elle transite ce qui était futur pour devenir passé. Plus cette action avance et avance, plus s’abrège l’attente et s’allonge la mémoire, jusqu’à ce que l’attente soit tout entière épuisée, quand l’action tout entière est finie et a passé dans la mémoire” » [25]. La description de ce cheminement, de ses tensions, de cette remémoration est troublante par rapport à l’opération qui consiste à raconter un film comme à en faire l’expérience.

 

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[17] J.-M. Chatelain, « Lire pour croire… », art. cit., p. 329.
[18] S. M. Eisenstein, « Dramaturgie de la forme filmique », dans Cinématisme, Peinture et cinéma (introduction, notes et commentaires par François Albera), Les Presses du Réel, Dijon, 2009, p. 25. On a bien souvent associé l’effet Koulechov à ce processus d’interaction des éléments montés impliquant comme l’a commenté B. Amengual « une sorte d’échange, de contamination, de synérèse, un transfert de sens (métaphore, métonymie) ».
[19] Voir A. Rollet, « Aux sources de l’emblème : blasons et devises » in Littérature, n° 145, mars 2007, p. 55. Rappelons la découverte des Hieroglyphica d’Horapollon au début du XVème siècle. Voir aussi C.-F. Brunon (« Une esthétique de l’hétérogène… », art. cit.), qui rappelle que les humanistes allaient jusqu’à inventer des hiéroglyphes comme dans Le Songe de Poliphile.
[20] A. Rollet, « Aux sources de l’emblème : blasons et devises », art. cit., p. 56.
[21] Voir sur ce sujet Al. Kapr, Fraktur. Form und Geschichte der gebrochenen Schriften, Mainz, Hermann Schmidt, 1993 et Susanne Wehde, Typographische Kultur. Eine zeichentheoretische und kulturgeschichtliche Studie zur Typographie und ihrer Entwicklung. Tübingen : Niemeyer, 2000.
[22] J.-M. Chatelain, « Lire pour croire… », art. cit., p. 322.
[23] J.-M. Chatelain, « Lire pour croire… », art. cit., p. 328.
[24] Ibid.
[25] Saint-Augustin, Confessions, XI, xxviii, 38 cité par J.-M. Chatelain, « Lire pour croire… », art. cit., pp. 328-329.