L’image et l’effroi chez Pascal Quignard :
« Petit carême. Petit traité. Vie éphémère »

- Christine Jérusalem
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Fig. 3. L. Baugin, Nature morte aux gaufrettes,
v. 1631

Contrairement à d’autres Vanités représentant la Sainte encore parée de ses atours, diffusant une humanité sensuelle ou plongée dans une équivoque extase, la Madeleine de la Tour est une pécheresse humaine :

 

Georges de la Tour, écrit Quignard, a désiré que la large chevelure blonde et bouclée traditionnelle devînt lisse et noire. Les larmes traditionnelles de la pénitente ne roulent pas sur sa joue. Ce n’est pas une Vénus repentie mais une femme grave dont le corps a apprécié le plaisir et qui pense. (…) Là où Madeleine s’attendait à découvrir son nez et ses yeux, le monde des morts est là, et son silence [11].

 

Quelques pages plus loin, l’écrivain fait remarquer que de La Tour a suivi les leçons du Caravage : l’auréole des saints a disparu. Ne reste plus que la lueur d’une chandelle éclairant des corps cernés par la nuit.

Cette scène magdalénienne revient, comme une hantise, dans La Barque silencieuse, qui en propose en quelque sorte une version profane mais tout aussi mélancolique.

 

Mélancolie du crâne, alchimie de la mémoire

 

Le crâne est, on le sait, l’une des unités récurrentes des Vanités. Il représente le crâne d’Adam, illustrant le passage de la mort à la résurrection, l’abandon de l’enveloppe charnelle, le retour à la matière. Mais, dans le cadre privé, transfiguré par l’art, le crâne se tient, ainsi que l’écrit Alain Tapié, « à distance ludique du très chrétien rappel des fins dernières » [12]. A sa manière, sans toutefois que l’on puisse parler de « distance ludique », La Barque silencieuse de Quignard décline l’usage que l’on pouvait faire de cette relique au XVIIe siècle. Les anecdotes collectionnées dans ce livre sont autant de variations autour de courtisanes disparues dont il ne reste plus qu’un crâne amoureusement contemplé et caressé par ceux qui sont restés en vie. Ainsi La Valliote, « la plus belle femme du monde baroque », la « plus grande tragédienne de Paris », se donne à tous les seigneurs, mais épouse l’abbé d’Armentières qui lui fait quitter le monde du théâtre. Pourtant, à la mort de sa femme, l’abbé cède à toutes les tentations du fétichisme, faisant du crâne de la bien-aimée l’écran noir qui célèbre l’éclat du désir toujours présent :

 

Quand elle mourut, il était si fou de son corps qu’il garda le crâne de son épouse. Il le fit décharner et peindre en noir. Il le posa sur un secrétaire à colonnettes de sa chambre pour pouvoir dormir à ses côtés. Il disait qu’il pouvait murmurer encore avec elle la nuit, nommer les souvenirs, évoquer le bonheur, quand il n’avait pas sommeil [13].

 

Semblable sort est réservé au crâne de la plus célèbre des courtisanes du XVIIe siècle, Ninon de Lenclos, qui eut vingt ans en 1640 :

 

Cinquante ans après sa mort, la mode à la cour de France consista à avoir un crâne auprès de soi. Quand la plainte intime tarissait, ou quand les morsures des remords faisaient défaut, on le contemplait. Les Pères jésuites affirmaient que cette contemplation pouvait suffire à l’oraison. Caresser un crâne valait une prière aux yeux de Dieu. On entourait ces têtes de mort de petites lumières et de cornettes pour les rendre plus attrayantes. La reine Lesczinska avait demandé qu’on mît sur son écritoire le crâne de Ninon de Lenclos. Le marquis d’Argenson, Commissaire des Guerres, rapporte qu’elle le tapotait de temps à autre en disant :

— Alors ma belle mignonne [14].

 

Cet effet de « mode », ce goût de la mise en scène, est assez courant à cette époque. Guido Orsi, collectionneur de Vanités, note que l’abbé de Rancé conservait à la Trappe le crâne de sa maîtresse, Madame de Montbazon [15]. L’abbé de la Trappe, pourtant connu pour avoir instauré une vie monastique des plus rigoureuses, strictement réduite à la prière et à la mortification, semble avoir malgré tout gardé sur son écritoire l’ultime trace des plaisirs sensuels. Le crâne, objet décoratif tout autant que votif, permet de restituer le Jadis, les voix chères du « dernier royaume ». C’est ce qu’exprime admirablement le chapitre intitulé « Les fêtes des chants du Marais » : on raconte qu’un enfant, au XVIe siècle, surpasse en matière de chant, tous ses camarades. Cet enfant protestant est tué par son rival catholique qui lui « coupe la tête, pèle la peau de son visage, le rend méconnaissable ». Puis il « jette le corps dans l’eau de la Seine qui coule en direction du port du Havre de Grâce. Il cache le visage tout défiguré sous les pierres de la rive ». Le visage est sans figure mais son crâne demeure. Il est retrouvé par le meurtrier qui « entend, au loin, sur la berge, une voix qui chante merveilleusement » [16]. Cette  « tête de mort qui chante » [17] donne à entendre une voix spectrale, inoubliable.

Réanimer un corps, le faire revenir, même sous la forme fugace, évanescente, d’un fantôme, c’est ce que permet la Nature morte aux gaufrettes, appelée aussi Le Dessert de gaufrettes de Lubin Baugin dans Tous les matins du monde (fig. 3).

 

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[11] Ibid., pp. 18-19.
[12] A. Tapié, « Visage de la mort, temps, mémoire », dans C’est la vie ! Vanités de Pompéi à Damien Hirst, sous la direction de Patricia Nitti, Paris, Skira Flammarion, 2010, p. 65.
[13] P.Quignard, La Barque silencieuse, Paris, Seuil, 2008, p. 43.
[14] Ibid., pp. 45-46.
[15] G. Orsi, dans C’est la vie ! Vanités de Pompéi à Damien Hirst, op. cit.,  p. 250.
[16] P. Quignard, La Barque silencieuse, op. cit., p. 137.
[17] Ibid., p. 139.