Introduction
- Jean-Claude Laborie
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La figuration du paradoxe

 

Toutes les contributions qui suivent s’accordent sur le fait que la vanité repose sur un paradoxe inaugural que l’artiste affronte en le figurant. La contradiction absolue entre la représentation d’un monde matériel condamné à la déréliction et la jouissance sensible qu’en propose le tableau invite systématiquement au débordement. Là où la vanité textuelle pouvait recourir à un déploiement et/ou un commentaire, la vanité picturale est contrainte à la composition et à la multiplication des lectures dans un espace temps figé en un instant. Le travail du peintre est donc déplacé vers le seul espace disponible, hors du tableau. Cet hors champ se déploie dans ce qui précède le tableau (la performance du peintre) et/ou dans ce qui le suit (la réception par le spectateur et le mouvement de la lecture). La vanité se constitue dès lors comme une exploration métapicturale qui interroge les limites des pouvoirs de la peinture.

Les trois articles qui concernent les vanités du XVIIe siècle mettent l’accent sur ces débordements. Alain Tapié, l’un des spécialistes du genre, nous propose un panorama général de la production en détaillant l’ensemble des courants philosophico-théologiques qui se croisent dans des tableaux dont la caractéristique demeure celle d’une énigme en attente de dévoilement. En traçant le cheminement de la fonction symbolique vers l’effet décoratif, il montre comment le travail des peintres baroques se détache du socle culturel pour évoluer vers une autonomisation du fait pictural, tout entier occupé à la figuration du « sens de l’invisible ». L’au-delà métaphysique se sécularise et s’ouvre ainsi à des réflexions mondaines, dès l’origine du genre. Camille Dumoulié et Olivier Leplatre proposent également des lectures qui s’efforcent de cerner le point d’inversion propre aux vanités. Le premier circonscrit « le piège à regard », qui les caractérise, et montre comment l’inscription du désir (l’éclat) dans la chose morte est une transfiguration qui tend au spectateur la possibilité d’un dépassement de l’aporie initiale, sans nécessité d’en appeler à une transcendance hors champ. Le second, en s’appuyant sur « la catastrophe mimétique » deleuzienne, commente la lecture pascalienne de la vanité. Ces deux analyses se rencontrent pour faire du tableau la représentation « du bonheur d’un dernier spasme de la matière », verre renversé et phallus en érection. C’est bien l’effet sensible produit par la reconstitution du visible qui permet la reconfiguration d’une défaite en jouissance.

Le mouvement amorcé dès le XVIIe siècle se confirme lorsqu’on en regarde les résurgences contemporaines. Au-delà du simple processus citationnel, et en deçà de toute référence autre qu’ironique à la métaphysique chrétienne, la reprise des vanités entérine, en la radicalisant, la procédure de contournement. Lilian Pestre, en proposant la lecture duelle d’une vanité insérée dans une œuvre cinématographique (Robin and Marian de Richard Lester, 1976) et une autre dans un triptyque de l’artiste portugaise Paula Rego, analyse le remplacement de l’horizon métaphysique par les figures mondaines de la passion et de la femme défiant la mort. Cette substitution s’opère grâce à un écartèlement de ce que les tableaux de vanités superposaient (deux images de trois pommes sur un rebord de fenêtre et un triptyque). Sophie Limare, à partir de trois déclinaisons contemporaines du célèbre tableau d’Holbein, Les Ambassadeurs, resserre la focale sur le « piège visuel » de l’anamorphose. Elle le lit comme une « reconfiguration de l’angoisse de la surmodernité sur le vide et la fugacité de la vie ». Christine Jérusalem, en regardant le dialogue instauré par Pascal Quignard avec le peintre Georges de la Tour, dégage la dimension allégorique de la vanité, comme figure de la mélancolie. Enfin, François Lecercle, à propos du fameux crâne de Damien Hirst, For the love of God, en établit la continuité avec les vanités antérieures. La stratégie commerciale et la fabrication de l’événement qui entoure le crâne serti de diamants rejouent sur une scène hors du champ de la représentation la fin de la peinture et « l’autonomisation du fait du peintre ».

Dans ces quatre réflexions, s’affirme la configuration du sens de la vanité hors de l’œuvre elle-même. Les stratégies qui consistent à s’appuyer sur la citation des vanités historiques libèrent les artistes contemporains de la répétition du paradoxe initial, affronté frontalement par leurs prédécesseurs. Les vanités contemporaines sont ainsi toutes engagées dans l’avant et l’après de l’œuvre, soit dans la performance qui par son aspect éphémère déconstruit le geste artistique, soit dans les déformations qui affectent le regard du spectateur, sommé de voir ce qui se cache dans le tableau.

L’effort de comparaison entre les époques permet ainsi de mieux établir ce qui fait d’une vanité une vanité. La figuration de l’instant de vacillement ontologique et sa conséquence constituent un horizon de permanence que seule la confrontation directe avec l’éphémère peut produire.

 

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