Les écrits de la Méduse aujourd’hui :
L’abjection du corps féminin
dans les récits de Nelly Arcan

- Julie Tremblay-Devirieux
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Or l’incomplétude corporelle de la narratrice trahit une incomplétude d’ordre identitaire. Elle s’exprime par son anonymat de prostituée et s’incarne dans le visage qu’elle « cherche dans le miroir tous les jours sans le trouver » (P, 20), qu’elle ne parvient pas à identifier comme sien : « d’ailleurs il ne sert à rien d’avoir un visage dans ce commerce, non, qu’est-ce qu’un visage lorsqu’on ne peut pas le nommer » (P, 121). Le problème du manque, s’il est d’abord vécu dans le corps, est donc aussi de nature linguistique. Son prénom, la narratrice de Putain refuse de le porter parce qu’il lui a été donné par « un cadavre » (c’est-à-dire sa mère, P, 122) ; il n’est porteur que d’une identité inadéquate. Elle le refuse aussi au lecteur, ne se présentant à lui que sous son faux nom de prostituée, Cynthia. L’échec de l’identification par un nom propre se reflète également dans l’impossibilité de diagnostiquer la maladie qui lui vole son être, ne lui laissant que mal-être :

 

il me manque tout de ce qu’il faut pour guérir, l’organe et la maladie, le remède et le désir, et que je sois malade serait une bonne nouvelle, je veux dire malade d’une maladie qui ait un nom (…) mesdames et messieurs, je suis malade de ceci, de cette maladie qui existe car elle a un nom, et présentement je suis malade de ne pas pouvoir nommer le mal que j’ai, et vous verrez que je mourrai de ça, de ces mots qui ne me disent rien car ce qu’ils désignent est bien trop vaste pour m’interpeler, bien trop peu pour me dissocier de ma mère (P, 144).

 

La maladie condense à la fois le manque corporel et le manque identitaire, au point qu’elle tient lieu de signifiant abject par lequel se reconnaît le soi de la narratrice – un signifiant de remplacement, certes, mais le seul possible.

Ce signifiant tout à la fois lacunaire et excessif, cette maladie, n’est-ce pas aussi la « putasserie » par laquelle la narratrice se désigne faute de mieux ? A son tour, cette identité de putain s’incarne dans la métonymie de la « femme-vulve », de la « chatte intégrale » ou encore de la « burqa de chair », expressions qui, dans des passages métaleptiques, symbolisent la conception du féminin d’Arcan et de sa narratrice [44]. Avec ces passages dont la force d’évocation repose sur des métonymies à la violence graphique, la narratrice arcanienne instaure un second plan en dehors de la fiction. Selon Frontisi-Ducroux, il est significatif que dans l’histoire de l’art, c’est la « frontalité » qui caractérise la majorité des représentations picturales de la Méduse : elle est « figuré[e] coupé[e] de son environnement iconique ou s’en détournant », lui permettant « d’entrer en contact avec le destinataire de l’image » [45], avec qui elle partage alors un point de vue sur cette image. La frontalité du personnage fait l’effet d’une « apostrophe », figure de rhétorique textuelle que la critique visuelle importe dans le contexte pictural. Ces apostrophes concourent, une fois de plus, à mettre le lecteur à distance afin de contrecarrer son réflexe phallogoscopocentrique.

Dans l’œuvre d’Arcan, donc, toute femme est une putain, un être à la fois excessif par son sexe qui s’exhibe effrontément et prend la place du reste, et lacunaire par tout ce qu’il ne peut être. Notamment, la narratrice déplore ne pas être assez « homme » : « lorsqu’on est une femme comme il en existe des milliards, il faut savoir brandir ce qu’on brandit sans cesse à notre adresse (…) il faut savoir bander sans permission de peur d’avoir vécu sans jouir, de peur d’avoir été une femme toute sa vie » (P, 126) ; « mon dieu que j’aimerais être un homme » (F, 12). Ce manque originaire, cette perte toujours déjà perdue qui fonde l’existence féminine est justement, dans la perspective de Kristeva, l’un des visages de l’abjection :

 

L’abjection de soi serait la forme culminante de cette expérience du sujet auquel est dévoilé que tous ses objets ne reposent que sur la perte inaugurale fondant son être propre. Rien de tel que l’abjection de soi pour démontrer que toute abjection est en fait reconnaissance du manque fondateur de tout être, sens, langage, [ou] désir. (…) Si l’on imagine (…) l’expérience du manque lui-même comme logiquement préalable à l’être et à l’objet (…), alors on comprend que son seul signifié est l’abjection [46].

 

Par ce motif du manque, l’abjection de soi est non seulement le mode d’existence privilégié du féminin chez Arcan, mais aussi son « essence ». En filigrane du texte arcanien se rejoue la conception freudienne de la féminité comme manque (du phallus) : « elle, avec son sexe (…) un trou noir » (A, 139) ; « un trou, une fille » (A, 28). Cette notion de la féminité comme « continent noir », comme irreprésentable, est pour le moins emblématique du phallogocentrisme, où la femme, sans l’homme, n’est rien, et ne gagne sa légitime existence – quoique « sur le mode de l’inessentiel », dit Beauvoir [47] – qu’en se liant à lui. Ainsi, chez Arcan, par la mise en texte de cette conception abjecte de la femme, la structure produisant la domination est aussi soulignée, voire réaffirmée.

Mais au-delà de la réaffirmation de cette conception foncièrement phallogocentrique du féminin, le texte d’Arcan ne suggérerait-il pas plutôt, en focalisant sur l’abjection qui aliène les femmes, la difficulté inhérente à toute représentation du féminin compte tenu de ce contexte que l’on peut maintenant qualifier de phallogoscopocentrique? Des images de corps morcelés, écorchés, hystériques, ou encore de « sexes-bouches », en passant par des visions de corps animalisés, puis monstrueusement hybridés, on en arrive aux images de mortes (femmes mortes-vivantes, suicidées, cadavres érotisés) puis de corps vidés, absents et supplémentés. Dans la succession de ces visions d’horreur, la femme, toujours Autre, ne peut se dire adéquatement, sinon par une métonymie obscène, par l’évocation d’un abject – son corps, un fragment de celui-ci, un fantasme – à la signification nécessairement instable, requérant alors l’emploi d’une autre image abjecte (d’une autre métonymie, d’une autre métaphore), l’opération se répétant sans fin, en un mouvement d’« ob-scénisation » et de chute constantes du sens (et du féminin). Car chez Arcan, le caractère visuellement abject de la mise en récit de l’abjection traditionnellement attribuée à l’identité féminine s’incarne en une suite d’images dont la vue peut être difficile à soutenir pour le lecteur : c’est une « ab-jection de l’abjection féminine » dénonçant le rôle crucial du regard, de la pulsion scopique, dans la conception phallogocentrique du féminin. Ne pouvant se dire adéquatement, la narratrice se regarde être vue, d’une incarnation abjecte à l’autre. Ne subsiste finalement que cet enchaînement de signifiants, ce mouvement liant temporairement entre elles des images à la violence repoussante, qui ab-jectent le lecteur et la lectrice. Ne subsiste aussi que l’affect négatif généré par l’opération, à l’opposé du plaisir visuel attendu – dégoût, répulsion, voire pétrification, ainsi que, succédant à l’affect, une mise en question du phallogoscopocentrisme ; c’est, du moins une des potentialités à l’œuvre dans le texte arcanien.

 

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[44] Le lecteur aura peut-être déjà entendu ces expressions d’Arcan qui furent beaucoup reprises, notamment par Arcan elle-même, dans les médias québécois. Voici comment elles sont exposées dans A ciel ouvert : « Julie avait longuement associé [l’obsession esthétique] à une burqa occidentale. L’acharnement esthétique, soutenait-[elle], recouvrait le corps d’un voile de contraintes tissé par des dépenses extraordinaires d’argent et de temps, d’espoirs et de désillusions toujours surmontées par de nouveaux produits, de nouvelles techniques, retouches, interventions, qui se déposaient sur le corps en couches superposées, jusqu’à l’occulter. C’était un voile à la fois transparent et mensonger qui niait une vérité physique qu’il prétendait pourtant exposer à tout vent, qui mettait à la place de la vraie peau une peau sans failles, étanche, inaltérable, une cage. "Ce sont les Femmes-Vulves, répétait-elle (…) Les Femmes-Vulves sont entièrement recouvertes de leur propre sexe, elles disparaissent derrière" » (A, 99). La narratrice ajoute encore : « C’était une différence d’éclairage jeté sur les deux sexes, observait Julie, qui était la pire injustice, parce qu’elle rendait infiniment plus brutale, et plus embarrassée, la marche à suivre des femmes qui vivaient sous un jet continu de lumière comme un interrogatoire, une perquisition, un examen qui les recouvrait, de la tête aux pieds, qui faisait d’elles des chattes intégrales » (A, 156).
[45] Fr. Frontisi-Ducroux, art. cit., p. 74.
[46] J. Kristeva, Pouvoirs de l’horreur, op. cit., pp. 12-13.
[47] S. de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, op. cit., p. 190.