La transgression de l’image / l’image
de la transgression chez Marie Darrieussecq
et Katarzyna Kozyra

- Katarzyna Kotowska
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Fig. 3. K. Kozyra, Olympia, 1996

Il n’a y pas de miroir dans l’installation en question. Absent, son rôle est cependant joué par l’œil de la caméra, notamment dans le document audiovisuel qui donne à voir les séances de chimiothérapie de l’artiste (fig. 3). Mais de quel spectacle d’elle-même l’artiste-modèle se fait-elle alors la complice ? L’Olympia incarnée par Katarzyna Kozyra est atteinte du cancer [36]. L’artiste, souffrante, ne cache pas son corps détruit par le mal et partage avec nous son expérience traumatique.

 

La métamorphose comme réponse à l’idéalisation

 

Kozyra et Darrieussecq démasquent, chacune à sa manière, les effets normatifs et exclusifs du nu. Les corps malades, déformés, déviants ou vieillissants n’apparaissent pas dans le nu traditionnel, pas plus que dans la culture visuelle d’aujourd’hui où on cultive la vision de la corporéité saine, jeune et parfaite [37]. Les images des corps très âgés sont quasi introuvables dans la sphère visuelle admise. C’est que l’encadrement du nu participe également d’une idéalisation du corps humain, ce que les deux artistes contestent en mettant un même procédé à profit : elles présentent le corps en métamorphose.

Les changements que connaît la narratrice de Truismes sont considérables et exposés en détails. On compte par exemple l’apparition d’un troisième téton (p. 44), la déformation des doigts (p. 82), la pousse d’une queue (p. 82), la modification de la structure des cheveux, devenus comme du crin (p. 48), la pousse des poils partout sur son corps (p. 49) et la déformation de son visage (p. 48). Ces mutations qui donnent à l’héroïne l’apparence d’une truie ne sont ni uniques ni définitives : graduelle dans la première partie du roman, la métamorphose de l’héroïne l’amène par la suite à osciller entre les deux états, tantôt plus humaine qu’animale, tantôt plus animale qu’humaine. Si elle parvient à la fin du roman à maîtriser ces transformations corporelles, elle choisit cependant « de vivre ses deux états, de truie et de femme, mais sans être ni tout à fait l’une ni tout à fait l’autre » [38]. Cette hybridité s’accommode mal avec l’harmonie du nu classique, tout comme la physiologie animale de l’héroïne du roman de Darrieussecq. Sa métamorphose en truie entraîne chez la jeune femme des comportements peu conventionnels qui rompent assurément avec le paradigme de la perfection et avec les normes (de bienséances) définissait une féminité acceptable. Elle grogne, consomme des fleurs et l’herbe des pelouses, adopte une position de quadrupède, etc. Cette transformation et les comportements qui l’accompagnent l’amènent du côté de l’abject. Le roman de Darrieussecq abonde en effet en souillures de toutes sortes : à la boue s’ajoutent différents types de déjections corporelles, comme la vomissure (pp. 22, 28, 52, 68), le sang (pp. 53, 129) et le sang menstruel en particulier (p. 27). Incapable de résister aux besoins de sa nouvelle nature porcine, l’héroïne de Truismes se roule, par exemple, dans les excréments : « J’ai creusé des quatre pattes, j’ai fait caca, je me suis roulée, ça a fait un beau trou oblong plein de vers réveillés et de vesses de loup en germe » (p. 140).

Aussi invraisemblable soit-elle, cette transformation du corps féminin dans Truismes révèle combien les dispositifs normatifs du nu fonctionnent en construisant un corps idéal. Fait retour, dans ce destin qui tient à la fois de la dégradation et de la libération, le corps féminin abject sur l’expulsion duquel le nu est établi. La recherche de la perfection (opposée à l’imitation) est un héritage grec. Selon les principes d’Aristote, l’artiste se doit de compléter la nature et de nous révéler une œuvre par elle irréalisable [39]. Cette fausseté de l’image est d’ailleurs tellement associée au nu qu’il a longtemps semblé impossible de rompre avec cet usage. Le corps qui fit son entrée dans l’art devait à jamais différer du corps humain. Cela explique la rumeur entourant l’Olympia de Manet. La nudité de la femme représentée n’est pas à l’origine du scandale provoqué par le tableau. C’est plutôt du côté de la démythologisation du nu qu’il faut chercher le motif de scandale. La monstration inattendue d’un corps « réel » plutôt que d’un corps « idéal » choque le public. Et pour cause, l’embellissement de la nudité féminine sert, selon Nead que nous citions plus haut, à maîtriser et normaliser le corps sexué des femmes.

Hors des conventions établies que sont entre autres les poses et les formes servant à domestiquer la corporéité féminine, le corps risque de se retrouver du côté de l’abject. Le nu classique participe de cette maîtrise en présentant un corps clos et étanche. Didi-Huberman, parlant de la Vénus de Médicis de Botticelli, remarque « qu’elle est aussi reclose, aussi impénétrable qu’elle est belle. Dure est sa nudité : ciselée, sculpturale, minérale » [40]. La lisière épaisse de sa peau imperméable cache le danger, le contient et l’éloigne des regards. En tant que « contenant fragile » toujours susceptible de se rompre, comme l’écrit Kristeva dans Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection, la peau sépare les domaines du propre et de l’impropre [41]. Pour que les mondes intérieur et extérieur restent tout à fait distincts, il faudrait que la surface entière du corps atteigne un degré absolu d’imperméabilité. C’est vers cet idéal que tend le nu classique [42].

Pour rompre enfin avec le paradigme de la perfection du corps plein et intact, Katarzyna Kozyra montre des corps délabrés, obscènes, normalement chassés du nu classique. Encore une fois, le choix de la toile de Manet comme point de repère y est bien significatif. Lors de son exposition en 1865, on a reproché à Olympia, entre autres, son coloris verdâtre, voire cadavérique [43]. On s’interrogeait sur sa lividité comme signe de décomposition interne [44]. Les écarts quant aux idéaux du nu sur la toile de Manet ont fait de son Olympia non seulement une femme de petite vertu, mais encore une femme malade. Bien que la motivation du peintre ait été de libérer la nudité des dispositifs normatifs du nu, l’obscénité d’un tel projet ne s’avérait à l’époque guère acceptable ni compréhensible [45].

 

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[36] P. Leszkowicz, « Sztuka a płeć. Szkic o współczesnej sztuce polskiej », dans Magazyn sztuki, n°22, 1999, p. 93.
[37] I. Kowalczyk, Ciało i władza. Polska sztuka krytyczna lat 90, Warszawa, Sic !, 2002, pp. 156-159.
[38] C. Rodgers, « Entrevoir l’absence des bords du monde dans les romans de Marie Darrieussecq », art. cit., p. 87.
[39] K. Clark, Le Nu, op. cit., p. 17.
[40] G. Didi-Huberman, Ouvrir Vénus. Nudité, Rêve, Cruauté, Paris, Gallimard, « Le Temps des Images », 1999, p. 11.
[41] J. Kristeva, Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection, Paris, Seuil, « Tel Quel », 1980, p. 64.
[42] Selon G. Didi-Huberman, il existerait donc deux Vénus : Venus cœlestis, la céleste, et Venus naturalis, la vulgaire. C’est cette première, transfigurée et tous orifices bouchés, qui se dévoile sur les toiles du nu (G. Didi-Huberman, Ouvrir Vénus, op. cit, p. 12).
[43] Z. Kempiński, Impresjonizm, Warszawa, WAiF, 1973, p. 59.
[44] I. Kowalczyk, Ciało i władza, op. cit., p. 151.
[45] M. Poprzęcka, Manet i impresjoniści dans Sztuka świata, t. 8, Warszawa, Arkady, 2000, p. 227.