Pratiques éditoriales de l’éclat.
L’héroïsme royal et ses vives représentations :
du livre d’apparat au libelle diffamatoire
(1578-1649)

- Bernard Teyssandier
_______________________________

pages 1 2 3
ouvrir cet article au format pdf
partager cet article   Facebook Twitter Linkedin email

Fig. 1. J. Isaac, Paris et Athènes (détail), 1614

Fig. 3. J. Isaac, Paris et Athènes (détail), 1614

Fig. 6. M. de Gomberville, La Doctrine des Mœurs, 1646

Fig. 7. M. de Gomberville, La Doctrine des Mœurs, 1646

Fig. 8. Anonyme, Tableau de Monseigneur
le Cardinal Mazarin
(détail), 1647

La traduction en langue française des Images de Philostrate par Blaise de Vigenère, publiée pour la première fois à Paris chez Nicolas Chesneau en 1578, contribua durablement à la diffusion d’un double modèle littéraire [1]. Celui, rhétorique d’abord, de l’ecphrasis : les « tableaux » que recèle l’ouvrage ne sont pas, comme pourrait le laisser penser le titre, de vraies « peintures », mais des « images » verbales devenues vivantes du fait d’une parole ingénieuse capable non seulement de dessiner des formes, mais aussi de les colorer et de les interpréter [2]. Celui, culturel ensuite, de la périégèse initiatique : le « Prologue » qui précède les soixante-cinq descriptions met en scène un homme, rhéteur de profession, et un enfant d’une dizaine d’années, le premier guidant et conduisant le second dans l’espace monumental d’un portique dont les murs sont ornés de peintures. Dans sa vocation à mettre en signes le monde, la pédagogie revêt ici une dimension philosophique et psychagogique [3].

L’édition posthume de 1614 parue chez les veuves L’Angelier et Guillemot marqua pour sa part une étape importante dans la conception et dans la réception de l’ouvrage de Philostrate. Le livre fut dédié à Henri II de Bourbon l’année de la proclamation de majorité de Louis XIII en lit de justice. L’œuvre du sophiste grec revêt pour l’occasion une dimension politique, ce dont témoigne la gravure de frontispice traditionnellement attribuée à Jaspar Isaac. Les deux cartouches qui figurent au bas de cette estampe inscrivent l’œuvre traduite et commentée par Vigenère dans l’accomplissement d’une translatio imperii et studii ad Francos : la France s’affiche plus que jamais comme la nouvelle Athènes, tant sur le plan du savoir que du pouvoir. En son milieu, la gravure représente la ville capitale, Paris, ou plus exactement son architecture emblématique, le palais du Louvre, sous la forme idéalisée d’un bâtiment somptueux lui-même entouré d’imposantes fortifications symbolisant les frontières du pays (figs. 1 et 2 ). Les murs de constructions qui bornent l’horizon désignent ainsi les Pyrénées, en référence aux deux Couronnes, celle de France et de Navarre. Quant aux nuages que chasse le soleil, ils évoquent le souvenir d’Henri IV repoussant le spectre des guerres civiles pour rétablir la paix en son royaume. Aussi l’ombre humaine sous le porche du bâtiment central pourrait-elle désigner Louis XIII, son successeur naturel. Cette ombre, d’ailleurs, n’entre pas dans le palais comme on a pu le suggérer [4], mais elle en sort, ce détail signifiant peut-être qu’à l’éducation théorique succède désormais l’action politique : après avoir reçu durant les sept années de son « passage aux hommes » l’instruction morale et livresque due à son rang – symbolisée par la galerie de tableaux « éducative » qui flanque les deux ailes du palais par allusion transparente au texte de Philostrate (figs. 3, 4  et 5 ) – Louis XIII, déclaré majeur en 1614, est désormais en âge de gouverner [5].

Le portrait de l’homme qui apparaît dans l’ouverture centrale du dôme est difficilement identifiable. Il peut s’agir de Condé, le dédicataire du livre, mais cette miniature évoque aussi la figure du « bon roi Henri » [6]. Il n’est pas impossible d’ailleurs que le graveur ait cherché à représenter l’image des Bourbons plutôt que tel ou tel membre de la famille en usant d’attributs significatifs : le collier de barbe, la fraise à godrons, l’ordre du Saint-Esprit. Alors qu’en 1614 Condé cherche à s’approprier l’héritage politique du roi défunt son cousin [7], ce portrait en miniature suggère peut-être l’idée d’une captation symbolique par le sang. Pour autant l’estampe n’a rien de polémique, bien au contraire, tant il est vrai qu’elle est conforme à l’esprit de conciliation et de consensus de l’épître dédicatoire. Grâce aux bons soins de Condé, éminent protecteur des arts, grand promoteur de la paix et non moins défenseur du royaume, la France, écrit la Veuve L’Angelier, est désormais un royaume pacifié où la noblesse princière forme avec le gouvernement de régence un concert harmonieux :

 

J’ai cru [que mon livre] avait besoin de la protection d’un grand prince tel que vous, MONSEIGNEUR, auquel Dieu a donné la naissance du sang de France, le plus illustre et ancien sans contredit qui soit vu du Ciel, et un génie si grand qu’il y eût de l’injustice s’il n’eût rencontré votre condition pour sujet de sa gloire. Qui, comme le fleuve Mélas, seul navigable dès sa source, dès votre plus bas âge avez donné les marques parfaites de votre grand cœur, dans l’océan des affaires publiques, (…) votre sage Conseil auprès du roi et de la reine affermissant les fondements de l’Etat, qui fleurit en paix, redouté des ennemis, comme la déesse Minerve est toujours armée et seule accompagnée de valeur et de trophées [8].

 

Mais l’innovation de l’édition de 1614 tient aussi à ses ajouts. Pour l’occasion, Artus Thomas, sieur d’Embry, réalise des épigrammes morales et ces textes inédits, qui constituent une forme de réponses aux tableaux de mots de Philostrate, sont disposés au-dessous de grandes figures à pleines pages illustrant elles-mêmes les ecphraseis. Les Tableaux « de plate peinture » en viennent ainsi à désigner pour la première fois des textes en prose et en vers et un vaste ensemble de gravures. Dans sa matérialité même, l’ouvrage répond désormais à la catégorie du livre dit d’apparat, tant pour ce qui est de son format – l’in-folio est adopté – que de la décoration, de l’illustration, ou de la mise en page de l’ensemble des textes et dessins réalisés sur grandes marges [9]. L’idée de monumentalité explicitement figurée par le frontispice de Jaspar Isaac s’étend à tout le volume [10].

Or cette édition « monumentale », qui instaure de nouvelles modalités de lecture en référence probable à une tradition emblématique (l’echprasis couronnée d’un titre et associée à une gravure et à une épigramme rappelle, dans sa disposition, le système conjoint de la narratio, du motto, de la figura et de la subscriptio, tel que Pierre Cousteau l’élabore par exemple en 1555 dans Le Pegme [11]), se constitue elle-même en modèle sous la régence d’Anne d’Autriche où le « livre-galerie » devient une curiosité à la mode [12]. Alors que la galerie s’impose en France comme le lieu de l’héroïsme politique [13], ce type de publication fondé sur la transposition d’une architecture réelle dans l’espace du livre imprimé connaît un succès considérable, notamment dans le contexte de l’éducation du prince qui, à la même époque, bénéficie d’un éclairage public inédit [14].

En 1646, Gomberville participe ainsi à la parution d’un in-folio amplement illustré de figures sur cuivre, édité chez le graveur du roi Pierre Daret. L’ouvrage, dédié au jeune Louis XIV, se présente comme une initiation à la philosophie morale. La préface démarque le « Prologue » des Tableaux de Philostrate tout en constituant une libre variation du modèle grec : Gomberville distribue des rôles, il fait de Mazarin un mentor, du dédicataire royal un disciple, et il choisit la galerie de peintures comme le cadre privilégié d’une initiation à la vertu (fig 6). Ce faisant Gomberville infléchit plus clairement encore que ne le faisaient les veuves L’Angelier et Guillemot l’ecphrasis du côté de l’emblème moralisé : reprenant l’ensemble des planches gravées d’un livre d’Otto Van Veen paru à Anvers en 1607, les Quinti Horatii Flacci emblemata, il invente des commentaires sous la double forme de la prose et des vers, et dispose l’ensemble de ces textes en vis-à-vis et au-dessous des figures. Contrairement à l’édition de 1614, où les graveurs avaient imaginé leurs dessins d’après les soixante-cinq « tableaux » de Philostrate, les commentaires de Gomberville sont réalisés à partir de gravures préexistantes. Déjà advenue, l’image est ensuite expliquée et interprétée [15] (fig. 7).

En 1647, le confesseur d’Anne d’Autriche, Audin, engagé depuis des années dans l’éducation du prince et personnellement intéressé par le préceptorat royal [16], dédie à Louis XIV une Histoire de France représentée par tableaux. L’ouvrage adopte un format moins monumental que le précédent, mais la lecture de ce « livre-galerie » se conçoit encore comme une périégèse ponctuée de pauses et de stases descriptives. Les commentaires de « tableaux » abondent, qu’il s’agisse de gloser sur le sens de gravures réelles disposées dans le corps du livre (fig. 8) ou d’inventer des scènes imaginaires suffisamment vivantes pour susciter chez le lecteur des visions énergiques et dramatiques [17]. A la différence de Gomberville qui, dans un esprit atticiste, maintenait ses explications dans le cadre restreint du feuillet, Audin infléchit pour sa part l’exercice ecphrastique vers l’amplification : ses commentaires qui ressortissent à une rhétorique des peintures courent sur plusieurs pages. Audin démarque à l’évidence les compositions du jésuite Le Moyne, qu’il s’agisse des Peintures morales (1640 et 1643) ou de La Galerie des femmes fortes (1647) [18]. Dans ce système où l’ampleur rhétorique est privilégiée, ce n’est plus tant la vivacité du lecteur qui est sollicitée que sa docilité. La rivalité des arts s’accomplit sur le mode de la domination : plus que jamais la peinture parlante assoit son pouvoir sur la poésie muette.

 

>suite
sommaire

[1] Voir les deux éditions modernes du texte : La Galerie de tableaux, préface de P. Hadot, traduction française d’A. Bougot, notes de F. Lissarrague, Paris, Les Belles Lettres, 1991 ; Les Images ou tableaux de Platte peinture des deux Philostrates sophistes grecs et les Statues de Callistrate, traduction et commentaire de Blaise de Vigenère, édition, présentation et annotation par Fr. Graziani, Paris, Honoré Champion, 1995, 2 vol.
[2] Sur l’histoire et la postérité de cette figure, voir P. Galand-Hallyn, Le Reflet des fleurs. Description et métalangage poétique d’Homère à la Renaissance, « Travaux d’Humanisme et de Renaissance », Genève, Droz, 1994.
[3] Dans les Aventures de Télémaque, Fénelon christianise la rencontre de l’éraste et de l’éroumène, mais son récit initiatique revêt encore la forme de la périégèse. Sur paiderastía et paideia, voir L. Brisson, dans Platon, Le Banquet, édition française par L. Brisson, Paris, Garnier-Flammarion, 1998, pp. 57-65.
[4] Voir notre article : « Philostrate transfiguré. Postérité des Images dans l’idée d’éducation du prince à l’âge classique (1614-1649) », dans Musées de mots. L’héritage de Philostrate dans la littérature occidentale, sous la direction de S. Ballestra-Puech, B. Bonhomme et P. Marty Genève, Droz, 2010, p. 96.
[5] Sur l’éducation du prince sous l’Ancien Régime et son institution, voir P. Mormiche, L’Ecole du pouvoir en France au XVIIe-XVIIIe siècle, Paris, CNRS Editions, 2009.
[6] La mort de celui qui, la veille encore, suscitait l’hostilité (R. Mousnier, L’Assassinat d’Henri IV, Paris, Gallimard, 1964) est l’occasion d’une opération de communication politique de vaste ampleur (M. Cassan, La Grande peur de 1610. Les Français et l’assassinat d’Henri IV, Seyssel, Champ Vallon, 2010).
[7] On pourra se reporter par exemple à l’un des plus célèbres libelles condéens, La Sanglante chemise de Henri le Grand, texte paru vraisemblablement en 1615. Voir l’édition modernisée du texte dans Le Roi hors de page et autres textes. Une anthologie, sous la direction de B. Teyssandier, Reims, Epure, « Héritages critiques », 2012, pp. 15-31. Sur Condé, voir K. Beguin, Les Princes de Condé : rebelles, courtisans, mécènes dans la France du Grand Siècle, Seyssel, Champ Vallon, 1999.
[8] « A Monseigneur Henri de Bourbon, prince de Condé et premier prince du sang », texte non paginé. Orthographe et ponctuation modernisées.
[9] J.-M. Chatelain, « Pour la gloire de Dieu et du roi : le livre de prestige au XVIIe siècle », dans La Naissance du livre moderne (XIIIe-XVIIe siècle) : mise en page et mise en texte du livre français, dirigé par H.-J. Martin, Paris, Editions du Cercle de la Librairie, 2000, pp. 350-363 ; « Formes et enjeux de l’illustration du livre au XVIIe siècle : le livre d’apparat », Cahiers de l’Association Internationale des Etudes Françaises, 57, 2005, pp. 75-98.
[10] Voir le numéro spécial de la revue Littératures classiques dirigé par J.-Ph. Grosperrin sur « L’inscription du monument », à paraître.
[11] Sur le système emblématique originel et son infléchissement vers les arts du discours, on se reportera à l’ouvrage de J.-M. Chatelain, Livres d’emblèmes et de devises, une anthologie (1531-1735), Paris, Klincksieck, 1993 ; Valérie Hayaert, « Mens emblematica » et humanisme juridique. Le cas du « Pegma cum narrationibus philosophicis » de Pierre Cousteau, 1555, Genève, Droz, 2008.
[12] Voir notre article : « Les métamorphoses de la stoa : de la galerie architecturale au livre-galerie. Historique, descriptif et enjeux d’une appropriation de l’espace au XVIIe siècle », Etudes littéraires (Université de Laval), vol. 34, n°1-2, 2002, pp. 71-101.
[13] T. Kirchner, Le Héros épique. Peinture d’histoire et politique artistique dans la France du XVIIe siècle, préface de T. W. Gaehtgens, traduction de l’allemand par A. Virey-Wallon et J.-L. Muller, Paris, Editions de la Maison des Sciences de l’homme, 2010, p. 11. C’est au début du XVIIe siècle qu’Antoine de Laval présente son projet de galerie historique pour le Louvre : J. Thuillier, « Peinture et politique : une théorie de la galerie royale sous Henri IV », dans Etudes d’art français offertes à Charles Sterling, Paris, 1975, pp. 175-205 ; J.-M. Chatelain, « Morale de l’histoire, immoralité de la fable : un projet de galerie royale à l’âge du gallicanisme », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 39, 1992, pp. 449-464.
[14] L’éducation du prince revêt un enjeu politique majeur sous la régence d’Anne d’Autriche, la propagande d’Etat conférant une dimension publique à cette pratique monarchique, notamment par le biais de l’estampe et du livre illustré. Sous la régence de Marie de Médicis, ce sont surtout les officines au service des princes rebelles qui contestent cette institution par le biais des libelles diffamatoires, voir infra.
[15] B. Teyssandier, La Morale par l’image. La Doctrine des mœurs dans la vie et l’œuvre de Gomberville, Paris, Champion, 2008.
[16] Audin dédie à Anne d’Autriche une somme demeurée manuscrite sous le titre de Maximes d’éducation et direction puérile, des dévotions, mœurs et actions, occupations, divertissements, jeux et petite étude de Monseigneur le Dauphin jusques à l’âge de sept ans. Avec, un abrégé des principes en termes généraux des vertus théologales et cardinales qu’on commencera d’enseigner à son altesse royale en ce bas âge et lui de pratiquer par les soins et adresse de ceux qui auront l’honneur d’être près de lui. Divers avis sur les déportements et actions de son Altesse royale qu’on pourra pratiquer selon les occurrences ou bien aux occasions qui se présenteront : BnF, site Richelieu, Département des Manuscrits [Fr.19043]. En 1648, Audin fait paraître en deux volumes chez Jean Gaillard des Fables héroïques illustrées de grandes vignettes sur cuivre gravées par François Chauveau. Voir notamment G. Lacour-Gayet, L’Education politique de Louis XIV, Paris, Hachette, 1923.
[17] « Philostrate transfiguré… », art. cit., pp. 100-104, 109.
[18] Sur la bibliographie afférente à l’œuvre de Pierre Le Moyne, voir notamment le numéro spécial d’Œuvres et critiques (vol. 35, 2, 2010) dirigé par A.-E Spica.