L’ekphrasis et l’appel de la théorie au
XVIIIe siècle
- Elise Pavy
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Commençons par constater une étrange absence : il n’est jamais question d’ekphrasis au XVIIIe siècle. Alors que le siècle des Lumières ne cesse de penser les relations entre les arts, de tisser en particulier des liens entre la peinture et la poésie, la notion de « description vive qui met sous les yeux », de tableau de mots, et même celle de « description d’œuvre d’art » – les deux sens de l’ekphrasis, nous y reviendrons – fait curieusement défaut. Pourtant, les théoriciens, rhétoriciens et critiques d’art de l’âge classique évaluent toujours l’image – picturale, sculpturale ou architecturale – à travers le prisme du langage, et réciproquement. Censée traduire l’expérience esthétique, l’ekphrasis est absente du siècle qui invente justement cette discipline nouvelle : le néologisme esthétique, créé par Baumgarten, entre en usage à la fin du XVIIIe. Il apparaît dans le Supplément de l’Encyclopédie de 1776, où il est défini de manière ambiguë, à la fois science de la connaissance sensible, science du beau et science de l’art [1]. Etymologiquement, le monde de l’esthétique est celui de l’aïsthèsis, en grec αισθησις, c’est-à-dire de la sensorialité, des représentations sensibles ou imaginatives. Les Lumières envisagent le beau comme le résultat d’une expérience sensible jusqu’à confondre progressivement deux significations de la sensibilité, la sensation et le sentiment. Comme l’a montré Annie Becq, l’esthétique naît lorsque l’imagination créatrice est mise au centre du monde artistique grâce à l’intérêt porté à l’énergie, à l’impression que l’œuvre d’art doit laisser sur l’imagination du spectateur [2].
Or l’ekphrasis est précisément l’une des manifestations de l’energeia du texte et surtout de la créativité poétique, vivier d’images mentales fictives. Tout se passe comme si, devant le texte, le lecteur ou l’auditeur devait lire ou entendre pour voir, voir presque sans lire ni entendre, afin de recréer le tableau du poète ou du littérateur. De la même manière que « devant l’image », nous dit Georges Didi-Hubermann, le spectateur, ou plutôt celui qui regarde – et non celui qui voit, qui se contente pour ainsi dire de voir – peut se perdre dans le visuel, le virtuel, le voir sans savoir, et se laisser dessaisir de son savoir sur l’image, pour prendre le risque de la fiction [3].
Si la notion d’ekphrasis n’est pas théorisée au XVIIIe siècle, le lien qu’elle noue entre texte et image, entre poésie et peinture, est tout particulièrement commenté, par la remise en question de la doctrine de l’ut pictura poesis et la comparaison entre l’œil du peintre et la voix de l’orateur. Le siècle des Lumières définit à sa manière cette catégorie et celles qui lui sont proches, en pensant l’ekphrasis comme procédé de la critique d’art et leur volonté sous-jacente commune de découvrir les mécanismes de l’expérience esthétique.
A la recherche d’une théorie
Le terme ekphrasis apparaît dans les traités de Progymnasmata, manuels antiques d’exercices préparatoires élémentaires en rhétorique. L’ouvrage d’Aelius Théon constitue la source la plus ancienne de la définition de l’ekphrasis, décrite comme un « discours qui présente en détail et met sous les yeux de façon évidente ce qu’il donne à connaître ». Et le rhéteur de préciser qu’il existe des ekphraseis « de personnes, de faits, de lieux et de temps » [4]. Les premières explications de l’ekphrasis mentionnent la description des armes d’Agamemnon au chant XI de L’Iliade et surtout celle du bouclier d’Achille forgé par Héphæstos au chant XVIII [5], description d’un objet réel qui semble irréelle, et qui contiendrait en quelque sorte une allégorie du monde. Or ces passages s’accompagnent de conseils pour décrire les motifs qui ornent les objets travaillés en général, ainsi que les objets d’art – peintures, sculptures et travaux d’architecture – en particulier. La confusion théorique était née. Lorsque Philostrate le jeune se réfère aux Eikones (Images) de son ancêtre, il en fait un genre d’écriture à part entière, des ekphraseis d’œuvres d’art [6]. L’ouvrage des Eikones consiste en un long développement sur une galerie de tableaux censés être exposés dans une riche villa et narrés à l’enfant de l’hôte de la maison, incarnation de l’œil innocent, du regard naïf, porté à l’imaginaire. La fonction centrale de l’ekphrasis – faire en sorte que le lecteur, ou l’auditeur, croie voir le sujet décrit ; solliciter, surtout, l’œil de son esprit – a beau être soulignée, le glissement sémantique est en marche. Ruth Webb explique comment s’opère ce lent et profond changement : progressivement, la notion d’ekphrasis ne renvoie plus seulement à une description vive, quelle qu’elle soit, mais par restriction de l’acception, à la seule description d’une œuvre d’art [7]. De la définition ancienne à la définition moderne, une déperdition de sens a eu lieu. Que révèle-t-elle ? De quoi l’absence du terme est-elle le symptôme au XVIIIe siècle ? C’est ce que nous chercherons à appréhender.
Vide notionnel
La catégorie ekphrasis est une catégorie vide à l’âge classique. Le XVIIIe siècle ne pense pas en terme d’ekphrasis, pas plus qu’il ne la pense. Pour preuve, la notion est absente du manuel de Bernard Lamy intitulé De l’art de parler (1675) ainsi que du Traité des tropes (1730) de Dumarsais, deux ouvrages de rhétorique majeurs à l’époque. Le terme ne se retrouve pas non plus dans les éditions successives des dictionnaires de Furetière et de l’Académie française, ni dans le dictionnaire de Trévoux (1771), ni dans celui, critique, de Féraud (1787-1788). L’Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers n’en fait nulle mention.
Pourquoi relever cette absence ? Si les dictionnaires, mais aussi les manuels et les traités, peuvent être étudiés comme les entreprises collectives les plus significatives du rapport qu’entretient une ère nouvelle aux mots et aux choses, somme d’un savoir labile à un instant donné, la disparition ou l’inexistence d’un vocable renseigne en retour sur la non pertinence du concept désigné. Cela ne serait qu’affaire de mot, signe du détachement d’un siècle pour le genre descriptif et ses modalités, pour les liens tissés entre le texte et l’image mentale à créer, n’était le souci de classement très perceptible dans ces mêmes ouvrages. L’intuition juste : considérer ce vide terminologique. L’induction trompeuse en revanche : penser que l’absence du terme reflète l’absence du procédé. Car à défaut d’ekphrasis, l’hypotypose, le « tableau » descriptif et le « pittoresque » d’une scène ou d’un lieu, ainsi surtout que leur catégorisation, intéressent tout particulièrement l’âge classique. Définie comme « figure » par Lamy – plus précisément comme des descriptions qui « figurent les choses, & en forment une image qui tient lieu des choses mêmes » [8] – puis comme « trope » par Dumarsais, qui surgit « lorsque dans les descriptions on peint les faits dont on parle comme si ce qu’on dit étoit actuèlement devant les yeux », « montr[ant] pour ainsi dire ce qu’on ne fait que raconter » [9], l’« hypotypose » fait son entrée dans la quatrième édition du dictionnaire de l’Académie française, en 1762 [10]. Au même moment, l’article « pittoresque » apparaît, et l’adjectif peut alors aussi qualifier un texte descriptif [11]. Entre les éditions de 1690 et de 1725, le dictionnaire de Furetière développait et affinait déjà les définitions de la « description », de l’hypotypose et du « tableau », en son sens descriptif [12]. Sous les plumes de Jaucourt et d’Alembert, l’Encyclopédie analyse la palette des descriptions vives. L’hypotypose est définie comme une « figure qui peint l’image des choses dont on parle avec des couleurs si vives, qu’on croit les voir de ses propres yeux, & non simplement en entendre le récit », le « tableau » assimilé à des « descriptions de passions, d’événemens, de phénomenes naturels qu’un orateur ou un poëte répand dans sa composition, où leur effet est d’amuser, ou d’étonner, ou de toucher, ou d’effrayer, ou d’imiter », enfin l’« énergie » « s’applique principalement aux discours qui peignent, & au caractere du style » [13]. Force est de constater que le XVIIIe siècle préfère la notion d’hypotypose à celle d’ekphrasis, et que l’hypotypose gagne en quelque sorte le terrain rhétorique. A cet examen, l’inventaire méthodique réalisé s’affirme et le répertoire se précise, offrant à penser les liens entre la peinture et la rhétorique, mais aussi entre le visible et le lisible, l’image et le langage. Dans sa typologie moderne, Liliane Louvel classe « l’effet-tableau », la « vue pittoresque », l’hypotypose, les « tableaux vivants », l’arrangement esthétique, la description picturale et enfin l’ekphrasis, par ordre croissant de saturation picturale [14]. C’est ce même souci de classement, quoique les résultats diffèrent, qui s’affine à l’âge classique.
L’ekphrasis n’est donc pas une notion courante aux XVIIe et XVIIIe siècles, puisqu’elle n’apparaît pas dans les manuels et les traités les plus importants du temps. Si les définitions de catégories voisines – le « tableau » et l’hypotypose surtout – tendent à évoluer, la volonté de distinguer ces notions perdure. Car le propos qui sous-tend ces classements dépasse les codifications rhétoriques pour offrir une palette qui donne à penser les rapports entre le texte et l’image, entre le lisible, le dicible et le visible.
[1] Le mot « esthétique » est employé pour la première fois par Alexander Gottlieb Baumgarten en 1735 en latin et développé dans son ouvrage Aesthetica, Francfort, 1750. Le terme apparaît dans le Supplément à l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers par une société de gens de lettres, mis en ordre et publié par M*** [Jean-Baptiste-René Robinet], Amsterdam, Rey/Paris, Panckoucke, 1776-1777, tome II, article « Esthétique ».
[2] A. Becq, Genèse de l’esthétique française moderne. De la Raison classique à l’imagination créatrice 1680-1814, Paris, Albin Michel, 1994 [Pise, Pacini Editore, 1984] introduction pp. 13-14, et en particulier livre III, 2e partie « La subjectivité créatrice », chapitre 1 « Imagination, sentiment, raison ». Voir aussi sur le même thème B. Saint Girons et S. Trottein, L’Esthétique naît-elle au XVIIIe siècle ?, Paris, PUF, « Débats philosophiques », 2000.
[3] G. Didi-Huberman, Devant l’image. Question posée aux fins d’une histoire de l’art, Paris, Les Editions de Minuit, « Critique », 1990, chapitre 1, pp. 25-38 et chapitre 3, pp. 146-172 dont nous résumons la thèse principale. Georges Didi-Huberman a mis en évidence deux conduites opposées « devant l’image » : d’une part, celui qui voit construit une relation triangulaire entre le visible, le lisible et le dicible. Ces trois composantes témoignent d’un savoir intelligible sur l’image, mais d’un savoir sans voir. De l’autre, celui qui regarde peut se perdre dans le visuel, le virtuel, le pan< de peinture, le voir sans savoir, et se confronter à tout ce qui fait écran, tout ce qui permet le dessaisissement de son savoir sur l’image pour faire naître la fiction.
[4] A. Théon, Progymnasmata (≈Ier siècle ap. J.-C.), texte établi et traduit par M. Patillon et G. Bolognesi, Paris, Les Belles Lettres, 1997, § 118, 7, p. 66 : « La description [ekphrasis] est un discours qui présente en détail et met sous les yeux de façons évidente ce qu’il donne à connaître. On a des descriptions [ekphraseis] de personnes, de faits, de lieux et de temps ».
[5] L’exemple canonique d’ekphrasis est la description des armes d’Agamemnon et surtout celle du bouclier d’Achille, voir Homère, Iliade, texte établi et traduit par P. Mazon, Paris, Les Belles Lettres, 1967, tome II (chants VII-XII), chant XI, v. 15-46 et tome III (chants XIII-XVIII), chant XVIII, v. 478-617, pp. 185-191.
[6] Philostrate, La Galerie de tableaux, traduit par A. Bougot, révisé et annoté par F. Lissarague, préface de P. Hardot, Paris, Les Belles Lettres, 1991. Les descriptions de tableaux de Philostrate l’Ancien forment un ensemble appelé les Eikones que Philostrate le Jeune évoque, au singulier, comme « une certaine description d’œuvres graphiques » (voir Philostrate La Galerie de tableaux, op. cit., introduction, pp. 1-2).
[7] Voir R. Webb, « Ekphrasisancient and modern : the invention of a genre », Word and Image, vol. 15, n°1, january-march 1999, pp. 7-18 et Ekphrasis, Imagination and Persuasion in Ancient Rhetorical Theory and Practice, Farnham/Burlington, Ashgate, 2009, en particulier introduction, pp. 3-7 et chapitre 1 « The Contexts of Ekphrasis ».
[8] B. Lamy, De l’art de parler, Paris, Pralard, 1675, livre II, chapitre III, « liste des figures », p. 74 : « C’est pourquoy toutes les descriptions que l’on fait de ces objets [des passions] sont vives & exactes. Elles sont appelées hypotyposes, parce qu’elles figurent les choses, & en forment une image qui tient lieu des choses mêmes ; c’est ce que signifie ce nom Grec hypotypose ».
[9] C. C. Dumarsais, Des Tropes ou des différents sens dans lesquels on peut prendre un même mot dans une même langue – ouvrage utile pour l’intelligence des Auteurs, & qui peut servir d’introduction à la Rhétorique et à la Logique, Paris, Brocas, 1730, Seconde Partie, « Des Tropes en particulier », chapitre IX « l’hypotypose », pp. 122-125 : « l’hypotypose est un mot grec qui signifie image, tableau. C’est lorsque dans les descriptions on peint les faits dont on parle comme si ce qu’on dit étoit actuèlement devant les yeux ; on montre pour ainsi dire ce qu’on ne fait que raconter ; on donne en quelque sorte l’original pour la copie, les objets pour les tableaux. (…) c’est ce qui fait l’hypotypose, l’image, la peinture ; il semble que l’action se passe sous vos yeux. (…) Je mets ici cette figure au rang des tropes, que parce qu’il y a quelque sorte de trope à parler du passer comme s’il étoit présent ; car d’ailleurs les mots qui sont employés dans cette figure conservent leur signification propre. De plus, elle est si ordinaire, que j’ai cru qu’il n’étoit pas inutile de la remarquer ici ».
[10] Dictionnaire de l’Académie françoise, quatrième édition, Paris, Brunet, 1762, article HYPOTYPOSE, « Figure de Rhétorique. Description animée, peinture vive & frappante. Une hypotypose bien placée cause de l’émotion ».
[11] Dictionnaire de l’Académie françoise, quatrième édition, op. cit., article PITTORESQUE : « Il se dit De la disposition des objets, de l’aspect des sites, de l’attitude des figures, que le Peintre croit plus favorables à l’expression. Ce site bizarre, effrayant, est tout-à-fait pittoresque. L’aspect de cette marine est plus pittoresque au soleil couchant, que dans tout autre moment. Cette figure menaçante est bien pensée, son attitude est pittoresque. Il se dit par extension De tout ce qui peint à l’esprit. Une description pittoresque. Un ballet pittoresque ».
[12] Dictionnaire universel, contenant generalement tous les mots françois tant vieux que modernes, & les termes de toutes les sciences et les arts, Recueilli et compilé par feu Messire Antoine Furetière, Abbé de Chalivoy, de l’Académie françoise, La Haye, Leers, 1690, voir les articles « Description », « Hypotypose » et « Tableau ».
[13] Voir l’article HYPOTYPOSE (rhétorique), rédigé par Jaucourt, Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une Société de gens de lettres, mis en ordre et publié par M. Diderot ; et quant à la partie mathématiques, par M. d’Alembert, Paris, Briasson, tome VIII, 1765, p.&bsp;418 ; l’article TABLEAU (littérature), tome XV, 1765, p. 806 et l’article ENERGIE, FORCE (grammaire), rédigé par d’Alembert, tome V, 1755, p. 651.
[14] Pour cette typologie moderne, voir L. Louvel, Texte, image : images à lire, textes à voir, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002, « Nuances du pictural : essai de typologie », pp. 32-40.