Bien décrire le laid : de quelques formes
burlesques et grotesques de l’ekphrasis
au XVIIe siècle

Claudine Nédelec
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L’ekphrasis, qu’on la conçoive au sens restreint, mis en vigueur sous sa version francisée d’ecphrase par Blaise de Vigenère dans sa traduction des Tableaux de plate peinture de Philostrate (1578), c’est-à-dire comme description d’œuvres d’art, parfois réelles, mais le plus souvent imaginaires, ou en son sens rhétorique originel, plus large, de description isolable en tant que telle (portrait, scène, paysage, décor architecturé…), n’a pas échappé à une des tendances fortes de la littérature et de l’art classiques, qui a pourtant longtemps été passée sous silence, celle de l’écriture à vocation « comique », terme qui implique un spectre fort large de procédures et d’effets recherchés et produits. Par là, elle n’a pas échappé à la question du monstre par l’art imité [1]. Mais si l’on sait que les fleurs du mal ne sont pas une invention de Baudelaire, peut-on au XVIIe siècle vraiment faire du « beau » (de la littérature, de l’art) avec du « risible » et/ou du « laid », selon les termes d’Aristote et d’Horace ?

D’un point de vue esthétique, on peut considérer que ces ekphraseis relèvent du grotesque, lorsque l’on veut en souligner les caractéristiques visuelles, ou du burlesque, lorsque l’on veut en souligner les caractéristiques linguistiques. Cette différenciation terminologique [2] est évidemment sujette à discussion, voire manque en partie de pertinence, dès lors que l’on entend traiter d’une littérature qui prétend peindre au sens quasi premier du terme. Sans donc lui accorder une excessive importance, ni la négliger, je voudrais ici étudier quelques-unes des formes qu’ont prises les ekphraseis burlesques et grotesques.

 

Tapisseries allégoriques

 

C’est essentiellement dans le domaine des tapisseries feintes où, comme pour les tapisseries réelles, les représentations allégoriques sont fréquentes et bien codifiées [3] et dont la description peut se faire parcours « périégète » [4] à la fois spatial et chronologique, que les adaptations de l’ekphrasis au sens restreint, en tant que lieu d’un récit historique, voire épique, comme dans la description du bouclier d’Enée [5], se sont révélées fécondes dans un usage qui consiste à mettre le rire au service de la violence satirique et polémique, sous la forme d’une « peinture triple, de pinceau, de parole et de signification » [6]. Ces tapisseries sont essentiellement marquées par l’esthétique du grotesque, avec toute l’ambiguïté que présente une œuvre d’art volontairement laide, à la fois comique et effrayante.

 

Les tapisseries de la Satyre Ménippée [7]

 

A la toute fin du XVIe siècle, paraît la Satyre Ménippée. Au début de l’« Abregé des Estats de Paris », figure la description des « pieces de tapisserie dont la salle des Estats fut tendue » [8], soit douze tentures imaginaires, sans rapport avec celles dont la salle était effectivement décorée. Selon les critiques modernes, leur vocation est d’abord idéologique : elles constituent une représentation mémorielle de l’histoire de la Ligue, dont sont rapportés les principaux événements, la journée des barricades du 12 mai 1588, les batailles de Senlis, d’Arques, d’Ivry…, mis en parallèle analogique avec ceux de l’histoire universelle, afin de permettre au « lecteur » de déchiffrer le sens de cette histoire, la mise en série unifiant sous une même perspective à vocation interprétative des événements distincts (fragmentaires), des temps lointains aux temps proches, ou dans le cadre même du temps rapproché [9]. Les tapisseries tendent ainsi à annoncer par avance la « vérité » de la succession des discours trompeurs à venir (fragments eux aussi), mais aussi à initier à leur mode de composition et de représentation, donc de lecture : tapisseries ou harangues, leur « vérité » est à comprendre derrière le masque de l’incongru et de l’extravagant, de l’ironie par antiphrase, et du grotesquement scandaleux. Mais les tapisseries ont aussi un rôle esthétique, dans la mesure où elles contribuent à « l’infléchissement esthétisant de la Satyre au fil des éditions » [10], qui conduit à faire « éclater les règles de l’allégorie au profit du plaisir plus formel de l’invention et de la fantaisie » [11].

Se mêlent dans ces descriptions, qui sont aussi des narrations et qui obéissent à l’esthétique de la saturation propre aux contraintes techniques des tapisseries réelles, divers registres - et genres, si l’on compte les quatrains versifiés qui y figurent. La première tapisserie, rapportant l’histoire du veau d’or, fait de « la figure du feu Duc de Guyse haut eslevé et adoré par le peuple »… un veau, tandis que Moïse est figuré par Henri III [12]. Sur la troisième pièce, « se voyent Choulier, la Ruë, Pocart, Senault et autres bouchers, maquignons jusques aux cureurs de fosses, tous gens d’honneur de leur mestier que ledict deffunct martyr [le duc de Guise] baisoit en la bouche par zele de religion » [13]. Quant à la sixième, elle dépeint « le miracle d’Arques, où six cents desconfortez prests de passer la mer à nage, faisoient la nique, et mettoient en route par les charmes du Biarnois [Henri IV] douze ou quinze mil Rodomonts, fendeurs de nazeaux et mangeurs de charrettes ferrees » [14]. Le plus drôle est que les dames de Paris attendaient Henri IV prisonnier, et qu’il « leur bailla belle, par ce qu’il vint en autre habit » [15]. « La septiesme contenoit la bataille d’Ivry la Chaussee, où se voyoient les Espagnols, Lorrains, et autres Catholiques Romains par mocquerie ou autrement, monstrer leur cul aux Maheustres et le Biarnois tout eschauffé, qui à bride abbatue chevauchoit l’union par derriere » [16].

Si j’ai privilégié les exemples qui relèvent du grotesque, rendu parallèlement par un « style burlesque » qui bouleverse les hiérarchies linguistiques et génériques en usant du « style bas », cela n’interdit pas un arrière-plan sérieux, voire tragique, qui parfois prend le dessus, comme dans les représentations d’un monde scandaleusement inversé, où « les plus abjets et faquins du menu peuple » [17] peuvent prétendre au pouvoir, dans celle qui dévoie le symbole même de la croix du Christ, ou dans celle d’une « grande geante, gisante contre terre, qui avortoit d’une infinité de viperes et monstres divers » [18]. Ces « images » se veulent efficaces par leur énergie brutale, leur incongruité, leur ridicule « énaurme » afin de « fixer » l’attention et la mémoire. Ces représentations figurées ouvrent et préparent le récit des Etats parodiques, avec leurs harangues burlesques [19] dont d’Aubray révélera tout le scandale, notamment par la dernière tapisserie, représentant Mayenne habillé en (faux) Hercule Gaulois [20] menant des « veaux » en laisse - ce qui n’est pas sans poser la question et des représentations allégoriques (Henri IV usera encore abondamment de la figure de l’Hercule gaulois), et de l’éloquence, de la parole et/ou de l’image : comment séparer la juste puissance de persuasion de la manipulation ? D’autre part, le disparate, l’hétérogène, l’incongru, le monstrueux… sont malgré tout la source d’une certaine jouissance, même s’il faut comprendre la nécessité d’y renoncer au nom de la raison, de la mesure, de la Loi.

 

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sommaire

[1] Boileau, Art poétique, chant III, v. 1-2.
[2] Sur l’emploi différencié de burlesque et de grotesque, voir Cl. Nédelec, Les Etats et empires du burlesque, Paris, H. Champion, « Lumière classique », 2004, pp. 249-264. Voir aussi Ballets burlesques pour Louis XIII, M.-C. Canova-Green et Cl. Nédelec éd., Toulouse, Société d’édition de Littératures Classiques, 2012.
[3] Voir A. Deprechins, « Ecriture et tapisseries au XVIIe siècle », Littératures classiques, n°28, automne 1996 (Le Style au XVIIe siècle), pp. 43-57.
[4] M. Costantini, « Ecrire l’image, redit-on », Littérature, n°100, décembre 1995, pp. 22-48, p. 35.
[5] Enéide, chant VIII - au contraire, Homère tend à décrire sur le bouclier d’Achille les activités humaines en un temps de paix situé hors histoire.
[6] Selon L. Richeome, dans son préambule aux Tableaux sacrés [1601], cité par Fl. Dumora-Mabille, « Entre clarté et illusion : l’enargeia au XVIIe siècle », Littératures classiques, n°28, op. cit., pp. 75-94, p. 81.
[7] Satyre Menippee de la Vertu du Catholicon d’Espagne et de la tenue des Estats de Paris, édition établie par M. Martin, Paris, H. Champion, 2007.
[8] Ibid., pp. 19-26 (et notes 118-158, pp. 207-223).
[9] Voir Fr. Lestringant, « Une topographie satirique », dans Etudes sur la Satyre Ménippée, éditées par Fr. Lestringant et D. Ménager, Genève, Droz, 1987, pp. 55-84.
[10] Satyre Menippee, op. cit., p. 207 (note 118). M. Martin souligne qu’aux trois tableaux qui ferment le récit (pp. 130-132), les Mémoires de la Ligue en ajoutent 15 autres - ce qui prouve leur succès auprès des lecteurs (p. 411, note 1001).
[11] Ibid., p. 210 (note 124).
[12] Satyre Menippee, op. cit., p. 20.
[13] Ibid., p. 21.
[14] Ibid., pp. 22-23.
[15] Ibid., p. 23.
[16] Ibid., p. 23. « Catholiques Romains » parce qu’ils sont « bougres universels » (M. Martin, p. 218, note 147).
[17] Ibid., p. 20.
[18] Ibid., p. 24.
[19] C’est dans la Satyre Ménippée que se trouve la première occurrence en français de ce terme ; voir Cl. Nédelec, Les Etats et empires du burlesque, op. cit., pp. 25-45.
[20] Satyre Menippee, op. cit., p. 26.