Les poèmes traduits des arts de Jean Tardieu
- Frédérique Martin-Scherrer
_______________________________

pages 1 2 3 4 5
ouvrir cet article au format pdf
partager cet article   Facebook Twitter Linkedin email

Fig. 1. G. E. Lessing, Du Laocoon, 1766

Fig. 2. [J. Tardieu], portrait en vignette, 2009

Fig. 3. J. Tardieu, Le Miroir ébloui, 1993

Fig. 5. V. Tardieu, Jean et sa mère dans le jardin
d’Orliénas
, v. 1911

Fig. 6. J. Bazaine, Portrait de Jean
Tardieu
, 1989

Fig. 8. J. Cortot, Portrait de Jean
Tardieu
, 2001

Fig. 9. J. Tardieu, De la peinture que
l’on dit abstraite
, 1960

Fig. 11. J. Tardieu, Obscurité du jour, 1974

Il n’est guère d’article ou d’essai, touchant la question des écrits sur l’art, qui ne pose le problème de leur justification. La question est de savoir si le fait même de parler peinture, et cela quel que soit le type de discours emprunté, fût-il poétique, n’entraîne pas un détournement, une falsification, une récupération ou une déperdition. La différence entre les media plastique et linguistique, et, plus encore, le profond décalage qui caractérise leur mode de représentation semblent interdire toute entreprise de « transposition » (fig. 1).

La récurrence de cette mise en question révèle par ailleurs le primat accordé aux arts plastiques sur ceux du langage, inversion des paradigmes elle-même historique, et relativement récente, puisque ce n’est qu’au XXe siècle qu’elle s’est répandue comme un présupposé dont on trouve la trace absolument partout. Pas un poète qui ne « s’excuse », dans le texte ou un paratexte, de se livrer à cet exercice périlleux ; « Y a-t-il des mots pour la peinture ? », demande Francis Ponge, à quoi il répond que « de toute façon, la bonne peinture sera celle dont, essayant toujours de parler, on ne pourra jamais rien dire de satisfaisant » [1].

Pourtant, il faut croire que ce soupçon fondamental est devenu fondateur, car, en dépit de la conscience aiguë qu’ils avaient du problème, il est peu de poètes qui, au XXe siècle, n’aient éprouvé la tentation de transgresser des limites que le contact d’un art autre rendaient d’autant plus perceptibles. La problématique se déplace alors du « quoi » au « comment » : il s’agit moins de décrire un tableau que d’écrire comme il est peint.

C’est bien là que gît le problème. Peut-on traduire en mots un art non verbal sans le trahir ? En d’autres termes : peut-on établir, entre la source plastique et le texte qui en découle une relation comparable à une relation hypertextuelle ? L’hypertexte dériverait alors non d’un hypotexte, mais de quelque chose que l’on pourrait appeler un hypozographème. A première vue, l’exercice est impensable. Nous voilà reconduits à la case départ : le propre du tableau, c’est justement d’être un objet qui ne parle pas.

Mais les poètes sont têtus. Ils ont quand même parlé peinture, et les critiques sont allés explorer le résultat : ce qui existe de facto, il faut bien l’examiner, même si l’on pense que, de jure, le « poème plastique » ne saurait être qu’une chimère. Est-on si certain cependant que nul n’est jamais parvenu à capturer, acclimater et maîtriser cette chimère ?

 

Jean Tardieu l’obstiné

 

Les textes écrits sur les arts par les poètes du XXe siècle ont été amplement explorés, certains plus que d’autres d’ailleurs. Et, parmi ces poètes, il est bien rare que l’on songe à Jean Tardieu, qui est encore, le pauvre ! enfoui sous le succès d’Un mot pour un autre et de « La Môme Néant », textes bien souvent mal compris, car envisagés hors du contexte d’une œuvre poétique considérable [2]. Or, dans cette œuvre, les poèmes relatifs aux arts occupent une place très importante.

Originale et diverse, la recherche menée par Jean Tardieu dans ce domaine est pourtant exemplaire. L’examen de l’ensemble de ses « poèmes traduits des arts » offre un terrain privilégié d’étude pour qui s’intéresse aux relations intersémiotiques.

L’expression « Poèmes traduits des arts » est le sous-titre d’un ouvrage, Le Miroir ébloui [3], où Jean Tardieu a regroupé une partie de ses écrits sur les arts (fig. 3). Lui-même traducteur, il n’emploie pas le terme « traduits » par hasard. Il aborde cette question, par exemple, à propos de l’élaboration des Figures de peintres dans Les Portes de toile [4] : « C’était, chaque fois, un problème différent, chaque fois la recherche d’un autre rythme, presque d’une autre langue ». Or il sait mieux que personne que la peinture n’est pas soluble dans le langage, problème qu’il a examiné sous tous les angles dans diverses publications [5]. Il emploie d’ailleurs également le terme de « transposition », à première vue plus adapté, mais dont l’étymon, au contraire de « traduction », n’implique aucun déplacement. Le texte inspiré par les arts plastiques est vu de préférence par le poète comme « traduit », trans-ductus : un voyage a eu lieu, quelque chose a été conduit au-delà d’une frontière, d’un monde à un autre.

Il y a quelque chose d’obstiné dans la réflexion que Jean Tardieu a menée sur les arts jusqu’à la fin de sa vie (comme le prouvent ses tout derniers manuscrits [6]). Sa passion pour la peinture prend sa source dans son enfance : le fait de voir jour après jour son père, le peintre Victor Tardieu [7], manier le pinceau a développé en lui une capacité précoce à concevoir un tableau non seulement comme œuvre finie mais aussi, ce qui est plus rare, comme un travail en train de se faire (figs. 4 et 5). Est-ce qu’il n’y aurait pas là, dans le faire, dans l’acte itératif de la production de l’œuvre d’art, un écho à trouver, un parallèle à établir, un geste à accomplir qui mimerait, plutôt que le résultat, le procès de création, en recourant aux capacités performatives du langage ? La recherche qu’il mène dans cette direction parcourt la totalité de son œuvre, et il se livre à cette quête avec une persévérance et une lucidité révélatrices du désir lancinant de rejoindre, sans quitter son art propre, celui qu’avait exercé son père, et plus encore celui qu’illustraient ses amis peintres, dont les plus proches furent Jean Bazaine, Roger Vieillard, Hans Hartung, Maria-Helena Vieira da Silva, Arpad Szenès, Max Ernst, Pol Bury, Pierre Alechinsky, Jean Cortot. Bref, après le père, les frères (figs. 6, 7 et 8).

Cette partie de son œuvre est importante par sa masse, par la quantité et la diversité des publications, ainsi que par le nombre et la notoriété des artistes dont il a parlé ou avec lesquels il a travaillé [8] ; elle est importante encore par la durée pendant laquelle elle s’est exercée : à partir d’un premier texte composé en 1927 [9], sa production sur les arts ne fera que croître avec le temps ; enfin elle évolue, en ce qui concerne les artistes qu’elle prend pour objet, des peintres du passé aux artistes contemporains, et se modifie dans sa forme en passant progressivement d’un travail sur le signifié à un travail sur le signifiant et d’une écriture axée sur la réception à des expérimentations centrées sur la production.

Les grandes lignes de ce parcours tendent à rapprocher toujours plus le poétique du pictural, jusqu’à la limite au-delà de laquelle l’objet verbal ou même son support, la page, se volatiliseraient, comme on le voit, par exemple, avec la poésie sonore. Ce seuil-là, Jean Tardieu répugne à le franchir, même s’il a tenté des expériences sur ou autour de cette frontière ; au-delà, c’est le Professeur Frœppel [10] qu’il expédie à sa place dans le territoire du phonétisme asémantique, comme on envoie un engin à la place de l’homme dans l’atmosphère irrespirable de la planète Mars. Selon lui, le sens est en poésie un matériau au même titre que le son des mots ou la forme des lettres, parce que seul le sens est capable d’admettre en soi, pour ainsi dire en creux, le non-sens. Comme le son d’une radio, on peut régler le niveau du sens ; Jean Tardieu va pousser le curseur plus haut, en travaillant sur ce que Roland Barthes appelle le « feuilletage du sens », lorsqu’il centre son texte sur la réception de l’œuvre peinte. A l’inverse, il va chercher à le régler plus bas lorsqu’il entreprend de se modeler sur les procédés plastiques ; il s’efforce alors de court-circuiter le bavardage du langage, qui en dit toujours trop, « en le brutalisant, en le déformant » [11], pour le rapprocher de l’expressivité non verbale des œuvres visuelles.

Je n’ai pas l’intention de livrer ici une étude complète des différentes solutions expérimentées par Jean Tardieu, mais de centrer mon propos sur une problématique plus étroite : comment « traduire » l’œuvre plastique en poème ? Afin de délimiter précisément ce territoire, je dois au préalable résumer ici, aussi brièvement que possible, les quatre étapes que l’on peut dégager de l’examen des textes eux-mêmes dans le chemin qu’ils engagent en direction de la peinture.

 

Petite typologie portative

 

Imaginons deux pôles distincts, le pôle poésie et le pôle peinture [12], et relions-les par un vecteur allant du premier vers le second, car ce qui nous intéresse, c’est l’attraction que le second exerce sur le premier, et non l’inverse - trajet qui présente une problématique tout aussi intéressante, mais fondamentalement autre.

Au départ, là où la poésie se conçoit comme absolument distincte de la peinture, se pose le problème de savoir en quoi consiste cette différence. En abordant la question des arts visuels, le poète est reconduit à celui que pose l’immatériel matériau - si l’on peut dire - de la poésie. La confrontation entre l’art verbal et celui des peintres conduit le poète à s’interroger sur les moyens sensoriels auxquels peut prétendre l’expression poétique, et à trouver du côté des arts des solutions qui donneraient plus de corporéité au langage. Je propose l’expression de discours comparatif pour désigner cette réflexion engagée par un poète sur un processus de création entrant en résonance avec celui qu’exercent les artistes. Le discours comparatif, tout en parlant d’un art autre, parle en même temps de poésie : ce métadiscours indirect est une forme moderne de l’ancien paragone (figs. 9, 10 et 11).

 

>suite
sommaire

[1] F. Ponge, « Notes sur Les Otages, peintures de Fautrier », dans L’Atelier contemporain, Paris, Gallimard, 1977, pp. 9-42.
[2] La plus grande partie de l’œuvre de Jean Tardieu est réunie dans : Tardieu. Œuvres, Paris, Gallimard, « Quarto », 2003. Au cours de cet article, je citerai de préférence les titres des recueils originaux, éventuellement suivis, entre crochets, de la mention Q. pour « Quarto », avec la pagination correspondante.
[3] J. Tardieu, Le Miroir ébloui, Paris, Gallimard, 1993.
[4] J. Tardieu, Les Portes de toile, Paris, Gallimard, 1969, p. 11 [Q. p. 961].
[5] Voir en particulier J. Tardieu, De la peinture que l’on dit abstraite, Lausanne, Mermod, « Dessins », 1960 [Q. p. 854 et sq.] et J. Tardieu, Obscurité du jour, Genève, Skira, « Les sentiers de la création », 1974 [Q. pp. 982 et sq.]
[6] Le fonds Jean Tardieu est conservé à l’Institut Mémoires de l’Edition Contemporaine (IMEC), Abbaye d’Ardenne, 14280 Saint-Germain-la-Blanche-Herbe.
[7] Victor Tardieu, 1870-1937. Fondateur puis directeur de l’Ecole des Beaux-Arts de Hanoï.
[8] La bibliographie sélective contient 127 notices de textes originaux, et 68 entrées par nom d’artiste (voir Fr. Martin-Scherrer, Lire la peinture, voir la poésie, Paris, IMEC, 2004).
[9] « Wang Wei ou la disparition bienheureuse » [Q. p. 74].
[10] J. Tardieu, Le Professeur Frœppel, Paris, Gallimard, 1978.
[11] « Entretien avec Jean Tardieu », propos recueillis par Laurent Flieder, dans La Sape, N. S. n°32, 1993, p. 83.
[12] Précisons que j’emploie le terme « peinture » par commodité pour désigner divers domaines des arts plastiques : non seulement la peinture proprement dite, mais aussi la gravure, la photographie d’art, la sculpture…