L’œuvre romanesque de Félix Vallotton :
une fiction ekphrastique ?

- Julie Fäcker
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L’ekphrasis, comme équivalent verbal de l’œuvre artistique, est rarement envisagée au sein des productions écrites des artistes. Pourtant, le corpus est vaste, surtout à partir du XIXe siècle (pensons aux exemples célèbres du Journal d’Eugène Delacroix, de l’ABC de la peinture de Paul Sérusier ou encore des Ecrits sur l’Art de Jean-Auguste-Dominique Ingres), et présente par ailleurs comme particularité une continuité directe et homogène quant au processus ekphrastique : ceux qui prennent la plume sont aussi les maîtres du pinceau. Beaucoup choisissent le mode introspectif ou théorique ; la correspondance, la critique d’art et le journal intime restant les genres privilégiés. Toutefois, même si cela demeure plus ponctuel, certains artistes préfèrent s’essayer à la fiction ou à l’écriture poétique. Le roman de peintre est le genre le moins commenté : son ampleur temporelle et son élaboration fictionnelle sont sans doute considérées comme trop éloignées de l’œuvre plastique et donc des visées ekphrastiques étudiées par la recherche en littérature. Pourtant, le récit romanesque est tout à fait à même de rendre compte de motifs et de procédés d’ordre pictural et s’offre en outre au peintre comme un moyen d’expression artistique supplémentaire et/ou complémentaire : il peut pallier une impasse ou une crise vécue par le peintre dans sa pratique ou sa carrière artistique. Plus encore que susciter une perspective de prolongement de l’œuvre plastique, il est un lieu qui, par sa structure et sa composition spécifiques, appelle au renouvellement du processus de transposition. Nous ne considèrerons pas ici l’ekphrasis au sens traditionnel et restrictif du terme car il ne s’agit pas en général, dans le cas de ces peintres-écrivains, de décrire consciemment leurs œuvres plastiques dans leurs romans, et la relation de dépendance du texte à l’image, afférente à la notion, est dès lors inexistante. Nous postulons toutefois l’hypothèse d’une transposition écrite des univers picturaux de ces artistes, tant du point de vue des positions et des valeurs esthétiques qu’ils défendent, que de leurs sujets et de leurs techniques picturales. S’il a été démontré que la promiscuité ou l’affiliation de certains écrivains avec les milieux artistiques pouvait avoir une incidence sur leur écriture[1], il est dès lors en effet parfaitement envisageable que l’activité artistique quotidienne des peintres eux-mêmes influence leur pratique littéraire (nous dirons même qu’en termes d’intention, il est possible qu’ils veuillent donner à voir, dans leurs textes, les mêmes éléments qui conduisent leur art). L’ekphrasis ne sera donc pas à prendre ici comme la description de l’œuvre plastique, mais plutôt comme l’empreinte de celle-ci dans l’écriture.

 

Félix Vallotton peintre-écrivain

 

Les romans de Félix Vallotton (1865-1925) – Les Soupirs de Cyprien Morus [2], La Vie meurtrière [3] et Corbehaut [4] –, illustrent particulièrement ce phénomène particulier d’ekphrasis où le peintre prend lui-même en charge la transcription de son univers artistique. Ce peintre et graveur d’origine suisse, naturalisé français dès 1900, fut apprécié et reconnu de son vivant pour son œuvre plastique singulière – ses gravures en noir et blanc notamment l’ont placé au-devant de la scène artistique parisienne au moins pendant la dernière décennie du XIXe siècle. Malgré la grande diversité de ses productions – Vallotton maîtrise à la fois le nu, le paysage, la nature morte, les scènes collectives et les portraits – son œuvre reste parfaitement cohérente. La majorité des sujets qu’il choisit pour ses travaux témoignent d’une véritable aversion pour la société et les hommes, et d’un pessimisme profond. Les titres, dont il fait un usage retors et décalé, participent eux aussi de la cohérence de cet ensemble : l’ironie dénonciatrice place le peintre en observateur distancié du monde et renforce avec puissance le triste constat qu’il cherche à dresser. Enfin, même s’il a beaucoup évolué, le style de l’artiste rend ses peintures et gravures très reconnaissables. Son goût pour le contraste, l’arabesque et les aplats de couleur, qui constituent sa signature, est par ailleurs à l’origine de son affiliation au groupe de peintres dits « nabis », dont les œuvres comportent elles aussi ces caractéristiques particulières.

S’il est salué par la critique et par ses pairs, Vallotton suscite également l’intérêt de plusieurs écrivains, dont il illustre les textes ou avec lesquels il collabore dans la presse, notamment dans La Revue blanche. Remy de Gourmont fait ainsi appel à lui pour son célèbre Livre des Masques (1896-1898) [5], Jules Renard le choisit pour dessiner les traits de son jeune héros dans Poil de Carotte (1902) [6] et Mirbeau fait mention de sa personne dans son roman, La 628-E 8 (1907) [7].

Ce sont peut-être ces contacts privilégiés avec le monde des lettres qui conduisent Vallotton à entreprendre lui-même plusieurs projets littéraires. Il avait certes déjà rédigé des comptes rendus artistiques, pour la Gazette de Lausanne essentiellement [8], mais, à partir de 1900, le peintre s’essaie à la fiction et, grand amateur de théâtre, c’est d’abord dans ce domaine qu’il se lance. Il n’imagine pas moins de huit pièces et parvient à en faire représenter deux : Un Homme très fort est jouée en 1904 au Grand Guignol et Un Rien est représentée au Théâtre de l’Œuvre en 1907 au sein d’un ensemble plus vaste dirigé par Aurélien Lugné-Poe [9]. Mais ni ses amis littérateurs, ni la critique ne partagent l’engouement du peintre pour ces textes : « Le spectacle que nous a donné, hier soir, l’Œuvre, ne fut pas sans intérêt… mais combien long ! (…) Le spectacle commençait par Un rien, de M. Vallotton. Cette petite pièce justifie pleinement son titre » [10]. Vallotton n’abandonne pas l’écriture pour autant et rédige à la même époque Hector, Lucien, Sulpice et Gédéon [11], un récit composé de petites saynètes dans un humour proche de celui de Jules Renard. L’artiste est enfin également l’auteur d’un Journal [12] qu’il rédige de 1914 à 1921 et dans lequel il couche, sur plusieurs centaines de pages, ses réflexions sur la guerre et sa situation familiale et personnelle affligeante. Les motifs qui ont décidé l’artiste à écrire des romans ne sont pas clairement énoncés – « […] ce m’est un passe-temps qui change de la peinture […] » [13], écrit-il – mais ces récits feront en tout cas l’objet d’un travail soutenu et d’une détermination obstinée à les faire publier. Des Soupirs de Cyprien Morus rédigé vers 1900, de La Vie meurtrière écrit en 1907 et de Corbehaut composé en 1920, aucun ne paraîtra cependant du vivant du peintre.

 

Désolation et noirceur

 

Les compositions plastiques de Vallotton sont fortement ancrées dans la réalité : à l’inverse de ses compagnons nabis Maurice Denis, Jan Verkade ou Paul Sérusier, l’artiste exprime souvent, au travers du synthétisme, des aplats de couleur et des entrelacs de lignes caractéristiques de son art, toute l’hypocrisie, la violence et l’injustice de son temps. Certaines de ses œuvres dénoncent le ridicule et la turpitude de la classe bourgeoise, comme c’est le cas pour sa toile Bal de l’Opéra, foyer (1894) dans laquelle les personnages se jaugent avec mépris. D’autres – la série Intimités (1897-1898) est significative – évoquent l’échec, provoqué par les femmes, au sein d’une relation familiale ou amoureuse. D’autres encore, plus rares – les gravures de C’est la guerre ! (1915-1916) par exemple – affichent l’atrocité des combats de la Première Guerre mondiale.

 

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[1] Nous pensons particulièrement aux écrivains symbolistes proches du groupe de peintres nabis. Voir Cl. Dessy, « Filer l’arabesque », dans Les Ecrivains devant le défi nabi. Positions, pratiques d’écriture et influences, thèse de doctorat, Bruxelles, Université Libre de Bruxelles, 2012 (Les Ecrivains et les Nabis. Positions, pratiques d’écriture et influences, Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Interférences », à paraître en 2013).
[2] F. Vallotton, Les Soupirs de Cyprien Morus, Paris, Trois Collines, 1945.
[3] F. Vallotton, La Vie meurtrière, Paris, Phébus libretto, 2005. Paru pour la première fois dans le Mercure de France en 1927.
[4] F. Vallotton, Corbehaut, Paris, Infolio, 2010. Paru pour la première fois en 1970 chez Lausanne, Le Livre du Mois.
[5] R. de Gourmont, Le Livre des Masques, Paris, Mercure de France, 1896 et Le IIe Livre des masques, Paris, Mercure de France, 1898.
[6] J. Renard, Poil de Carotte, Paris, Flammarion, 1902.
[7] O. Mirbeau, La 628-E 8, Paris, Bibliothèque Charpentier, Fasquelle, 1907, p. 390.
[8] Toutes les critiques et essais d’art de Vallotton ont été réunis dans F. Vallotton, Félix Vallotton, critique d’art, textes réunis et présentés par R. Koella et K. Poletti, Lausanne-Milan, SIK-ISEA, Fondation Félix Vallotton, 5 Continents Editions, 2012.
[9] Aucune des pièces de Vallotton n’a été éditée (elles sont conservées à la Fondation Félix Vallotton, Lausanne) et certaines, dont celles représentées, ont disparu.
[10] P. N., « Les Premières », L’Echo de Paris, 21 mai 1907, p. 5.
[11] Texte non publié. Conservé à la Fondation Félix Vallotton, Lausanne.
[12] F. Vallotton, Félix Vallotton : documents pour une biographie et pour l’histoire d’une œuvre. Présentation, choix et notes de Gilbert Guisan et Doris Jakubec, Lausanne / Paris, Bibliothèque des Arts, 3 vol. 1973-75.
[13] Voir extrait du journal du 27 juin 1921 dans Ibid., vol. III, p. 285.