Gustave Doré à l’œuvre : vision photographique, imitation et originalité
Philippe Kaenel
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Fig. 9. G. Doré, Histoire pittoresque, dramatique
et caricaturale de la Sainte Russie
, 1854

Fig. 10. G. Doré, frontispice de L’Ingénieux hidalgo
Don Quichotte
, 1863

A l’époque où Gustave Doré se lance dans la carrière des arts, quatre types d’imitations possibles s’offrent ainsi aux artistes et à leurs critiques, qui dessinent l’espace des représentations et des conventions. La première imitation, mimétique, a pour objet la représentation illusionniste de la nature. La seconde, idéale, est issue du classicisme français et de l’idée de la « belle nature », l’œuvre résultant de la sélection et de la combinaison de beautés diverses. La troisième valorise l’émulation des anciens qui s’imposent comme modèles absolus. C’est dans cette perspective que Sir Joshua Reynolds développe l’idée du borrowing, de l’emprunt, distinct de la copie servile des « classiques » [8]. La quatrième conception de l’imitation, la plus récente, se fonde sur le critère de l’originalité : l’artiste ne copiant ni la nature, ni une nature choisie, ni même les œuvres faisant autorité, mais extériorisant ses sentiments et ses visions individuelles.

 

Schéma 1. Les quatre conceptions de l’imitation (Ph. Kaenel)

 

Ces quatre conceptions de l’imitation s’organisent par paires (schéma 1). Les imitations mimétique et originale, diamétralement opposées en apparence, se rejoignent dans le fait qu’elles mettent en cause les règles et les codes qui prévalent dans l’imitation sélective et l’émulation. En effet, l’originalité absolutise la singularité qui menace d’un côté l’idée même de la répétition, mise en péril de l’autre côté par l’imitation du monde dans sa diversité sans limites. L’infinie singularité des sujets a pour pendant l’infinie altérité des objets. C’est pourquoi, dans l’esthétique « classique » qui façonne les discours critiques tout au long du XIXe siècle, la représentation illusionniste est jugée vaine et non artistique, et l’originalité perçue comme une menace de l’art en tant que savoir et institution fondés sur le principe esthétique et pédagogique de l’émulation.
      On aurait tort de penser que cette exigence d’originalité dans le domaine de la création artistique s’impose avec le Romantisme. Les autres modèles d’imitation lui survivent. Ils modélisent ou « quadrangulent » les discours artistiques tout au long du XIXe siècle. Notons encore que la notion d’originalité n’est pas une valeur positive unanimement reconnue. Le terme longtemps conserve son acception péjorative, synonyme de bizarrerie, d’anormalité, d’excès. Quoiqu’il en soit, la notion d’originalité s’oppose dans l’esthétique contemporaine à l’idée de la copie et, de manière plus générale, pour citer Roland Mortier : « A la limite, on pourra la considérer comme une des expressions les plus caractéristiques de la pensée occidentale. En effet, l’art oriental s’inscrit dans la continuité et se veut répétitif » [9].

La carrière et l’œuvre de Gustave Doré mettent en évidence les tensions animant le champ notionnel de l’imitation au XIXe siècle et les implications esthétique et sociales de l’« originalité ». Rappelons que Doré débute à l’âge de quinze ans dans le domaine de la caricature et notamment dans ce genre de récits visuels que le Genevois Rodolphe Töpffer vient de réinventer et de rebaptiser « histoires en estampes », qui sont à l’origine de ce que l’on appelle aujourd’hui la bande dessinée. Dans les lithographiques qu’il propose à la Maison Aubert et à l’éditeur Philipon, les modèles explicites du jeune Doré sont Töpffer, mais encore J.-J. Grandville, Honoré Daumier, Cham, Henri Monnier ainsi que les œuvres satiriques de son ami et supporter, le caricaturiste, éditeur et bientôt photographe : Nadar. Doré s’adapte au style et reprend les thèmes privilégiés de ses commanditaires tout en se singularisant à travers une série de croquis fourmillants de saynètes sur la surface de la page. Très tôt, il développe une maîtrise de la mise en page, qui lui servira dans ses futures grandes entreprises éditoriales. Ses albums, les Désagréments d’un voyage d’agréments (Aubert, 1851) ou l’Histoire de la Sainte Russie (J. Bry Aîné, 1854) déploient par ailleurs une inventivité graphique qui renouvelle le genre (fig. 9). Dans ces albums, Doré est à la fois auteur et dessinateur : cette autonomie lui offre une liberté qui est aussitôt perçue par les critiques comme l’expression de son « originalité » native.

Après la caricature et les albums, l’illustration par Doré de divers textes contemporains renforce l’idée selon laquelle ses dessins ne devraient rien à la tradition et résulteraient de son imagination littéraire. Comparant Doré à Gavarni, Gautier trouve dans le premier «une qualité si rare aujourd’hui, que nous n’avons pas le courage de lui reprocher des lacunes et des imperfections, de peur qu’en cherchant à se corriger le jeune artiste n’altérât ce don précieux. — Cette qualité, nommons-la tout de suite, c’est l’imagination » [10]. Il poursuit : « C’est que Gustave Doré contient en lui un microcosme, c’est-à-dire un petit monde complet, qu’il traduit au moyen des formes empruntées au macrocosme ou grand monde, mais ployées dans le sens de sa vision intérieure. Différent de beaucoup d’autres peintres, pleins de talent, il ne copie rien ; ses idées sont innées, pour nous servir d’un terme philosophique ; il les retrouve dans la nature, mais ne les y puise pas (…) Chaque chose est conçue et vécue antérieurement ; l’artiste n’a pas ouvert la fenêtre pour regarder l’horizon, ni consulté une étude de feuillage, ni ajusté une draperie sur un mannequin (…) ces pochades hachées comme à coup de sabre ont été imaginée, dans le vrai sens du mot, avant d’être fixées sur la pierre ou le bois. Le peintre les voyait toutes faites en lui ». Et le poète d’ajouter : « Rien ne ressemble moins aux procédés photographiques d’aujourd’hui » [11].

Ce discours émanant d’une autorité telle que celle dont jouit alors Théophile Gautier crée un leitmotiv dans la réception critique de l’œuvre. La légende de l’artiste travaillant purement d’imagination n’est toutefois pas unilatéralement façonnée par la critique. Elle est revendiquée par Doré comme une pose et comme image de marque. Lors d’un voyage au Nord de l’Italie narré par sa biographe, la journaliste américaine Blanche Roosevelt, sur la base des informations transmises par son compagnon de voyage, Paul Dalloz, Doré aurait menti à ce dernier en feignant ne pas s’être rendu à l’Accademia. Dalloz le confond en déclarant l’avoir vu devant La Remise de l’anneau au Doge de Paris Bordone (1500-1571). L’illustrateur se serait alors exclamé : « Misérable (…) en menaçant son ami du doigt. Tu m’as reconnu. N’importe !... c’est rudement bien fait. Que ne donnerais-je pas pour être l’auteur de ce tableau : c’est rudement bien fait » [12].

En 1863, le leitmotiv de l’imagination poétique de l’illustrateur se trouve réactivé de manière exemplaire à propos de l’édition de Don Quichotte : « Ce jeune maître, doué d’une vive imagination et toujours inspiré, peut embrasser tous les genres, tous les sujets : il possède au plus haut degré une faculté plus précieuse peut-être que la science acquise par l’étude : celle de fixer sans recherche, sans effort, le tableau qui s’offre à son esprit par la simple relation d’un fait ou d’une idée : on dirait qu’il ne compose pas son dessin, mais qu’il copie un original visible pour lui seul » [13].

L’idée de l’imagination romanesque et de l’hallucination visuelle forme d’ailleurs la matrice même du texte de Cervantès, incarnée par la figure tragicomique de l’hidalgo rêveur. Doré met en scène (et en abîme) cette idée dans l’extraordinaire frontispice programmatique qui montre le héros entouré par les visions que lui prête Doré (fig. 10). Cette qualité visionnaire vaut également à l’illustrateur de nombreuses critiques, comme celle de Théodore Labourieu dans son compte rendu du Salon de 1861 : « C’est ce que nous dirons encore à M. Gustave Doré, qui a le tort de produire, et qui, par conséquent, est obligé de se répéter dans son originalité, pourtant si réelle et si émouvante (…) M. Gustave Doré, avec des qualités réelles, fait trop métier d’originalité, c’est ce qui le perd, ou tout au moins l’amoindrit » [14].

Répéter son originalité, faire métier d’originalité sont autant de formules paradoxales et polémiques qui relancent le débat sur les pratiques de l’imitation attaché à la réception de l’œuvre de Doré. Ce débat va s’amplifiant avec l’illustration, de l’Enfer de Dante en 1861. Ainsi lit-on, dans La Revue européenne : « sa fantaisie ne connaît ni l’hésitation, ni le scrupule. M. Doré n’a, dit-on, suivi les leçons d’aucun maître. Jamais, affirme-t-on encore, il n’a travaillé d’après nature. En effet, il n’a pas eu le temps d’apprendre, ayant dû commencer de produire avant que de savoir ; et, quant au travail d’après nature, je croirais assez volontiers qu’il s’en est complètement abstenu, tant son talent semble subordonner au caprice la nature, la vérité et l’étude. Toutefois, dans le domaine de l’art, l’arbitraire ne joue pas un rôle aussi absolu. Il faut bien procéder de quelque chose et – le mot même imagination emporte avec lui cette idée – il faut commencer par se souvenir » [15].

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[8] « We come now to speak of another kind of imitation; the borrowing a particular thought, an action, attitude, or figure, and transplanting it into your own work: this will either come under the charge of plagiarism, or be warrantable, and deserve commendation, according to the address with which it is performed » (Sir J. Reynolds, Seven Discourses on Art, Londres, 1778, « Discourse VI, Delivered to the Students of the Royal Academy on the Distribution of the Prizes, December 10, 1774, by the President » (disponible sur Google Books).
[9] R. Mortier, L’Originalité : une nouvelle catégorie esthétique au siècle des Lumières, op. cit. , p. 200.
[10] Th. Gautier, « Gavarni, Gustave Doré », L’Artiste, 20.12.1857, p. 243.
[11] Ibid. , p. 244.
[12] B. Roosevelt, La Vie et les œuvres de Gustave Doré…, op. cit. , pp. 207-208.
[13] P. Paget, « Livres illustrés. Don Quichotte », L’Illustration, 26 décembre 1863, p. 427.
[14] Th. Labourieu, « Les Salons, B, C, D », L’Art et l’industrie au XIXe siècle, 1861, p. 164.
[15] E. Perrin, « Salon de 1861 », Revue européenne, 1861, pp. 167-168.