L’épouse
affamée
dans les estampes de la première
modernité
- Claire Carlin
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Fig. 1.
Anonyme, Les Femmes sallent leurs maris
pour du doux les rendre guéris, XVIe s
Fig. 2.
Editée chez S. Graffart, Histoire
facecieuse de
la Bigorne..., v. 1600
Fig. 3. P. Brébiette, J’ai les crochets de mon mari, 1630
Fig. 4. A.
Bosse, Femmes à table en l’absence
de leurs marys, v. 1645
Parmi les images de couples mariés dans les estampes de la première modernité, la représentation de la violence entre époux est courante, et surtout celle de la femme battant ou harcelant son mari [1]. En effet, le portrait de la femme est rarement favorable dans la gravure populaire : ces documents misogynes et misogames cherchent à illustrer la méchanceté de la gent féminine, aussi lubrique que brutale. Une sous-catégorie significative de ce genre d’image nous montre l’épouse qui désire consommer son conjoint, de façon figurée, et parfois de façon littérale. Ces représentations de la convoitise de la femme sont dignes de plus de commentaire dans le contexte de la représentation picturale du mariage dans la gravure populaire [2] : à partir de 1630, à un moment où la misogynie crue commence à disparaître de la production textuelle, l’épanouissement de ces images reprend en termes visuels la critique acerbe du caractère lascif de la femme. Il s’agit d’un contrepoids à la disparition de cette critique dans les textes au sujet de la femme et du mariage [3].
La désignation d’« épouse affamée » nous permet d’exploiter les liens entre la sexualité, la cupidité, l’ingestion et les relations de pouvoir qui se manifestent régulièrement dans ce type d’image dès le XVIe siècle [4]. Dans une gravure sur bois anonyme, par exemple, Les Femmes sallent leurs maris pour du doux les rendre guéris (fig. 1), les fesses nues et les organes génitaux d’un homme sont examinés de près par les « saleuses » qui ont piégé leur victime dans un saloir et qui sont en train de lui administrer avec enthousiasme une bonne dose de sel pour le guérir de son impuissance. Le lien entre le sel et la nourriture souligne l’aspect gastronomique de leur avidité sexuelle :
Nos maris sont si doux et
debonnaires
Qu’ilz souffrent tout ce que faire voullons
Comme varlets en vos privés affaires
Pour nous servir sont prests de nos tallons.
Voilà pourquoy ainsi nous les sallons
En ce saloir par devant et derrière
Affin de voeir leur nature plus fière
Et les ranger si bien dessoubz nos loix
Que de ce sel la vertu singulière
Confond tout ce qui est de courtoys.
Leur désir tout cru refuse le « courtois » et le doux en faveur de relations plus vivaces, bien que la nouvelle virilité des maris n’enlève rien à la position de pouvoir de ces dames. Elles ne sont pas gênées par cet avertissement de la part des maris salés :
Vous voyez bien qu’assez
sallez nous sommes
D’oresnavant plus aygres nous verrez […].
Elles ne demandent pas mieux que de goûter de cette nouvelle saveur, tout en continuant à faire respecter leur autorité.
Le
mélange de violence et de facétie typique de ce
genre d’image se manifeste dans
un autre exemple courant au XVIe
siècle, celui des monstres femelles
Bigorne et Chicheface. Ces figures s’inspirent de la
tradition orale, mais elles ont aussi des
antécédents
textuels : les Dictz de la Bigorne
et de Chicheface sont publiés
en 1537 (fig.
2).
Chicheface, qui se nourrit de femmes vertueuses, est sur le point de
mourir de faim. La Bigorne ne mange que des maris dociles qui
préfèrent ce sort à la
persécution à laquelle leurs femmes les
assujettissent. Encore une fois, la
faiblesse masculine est punie : les hommes se laissent
littéralement
manger par cette figure féminine, refusant ainsi
d’assouvir le désir de leurs
épouses et exerçant le seul de pouvoir
à la disposition des impuissants.
C’est
surtout à partir de 1645 que l’on trouve de
multiples instances de la mise en image des appétits
féminins. Déjà en 1630 dans
J’ai les
crochets de mon mari (fig. 3),
la femme cherche goulûment à
s’approprier le pouvoir de l’époux en
s’emparant, grâce à la force
musclée, d’un symbole (phallique) du
rôle masculin. Dans Femmes
à table en
l’absence de leurs marys (fig. 4),
la légende met l’accent sur la gourmandise de ces
dames :
Tandis que nos Maris s’en
vont donner carriere
Et prendre leurs plaisirs a la ville ou au champs,
Mes Dames banquetons sus faisons chere entiere
N’espargnons rien non plus que font nos bons marchans.
Choisissez dans ces plats queque morceau qui puisse
Vous mettre en appetit, j’ayme le croupion,
De ce cocq d’inde froid pour vous levez la cuiſſe
Beuvons mangeons icy nest aucun espion.
Je ne puis plus filer que premier je ne mouille,
Fille versez du vin, je vays boire d'autant.
Le vin seroit meilleur si j’auois une andouille,
Goustons de tous ces metz vous faut il prescher tant.
[1]
Dans l’anthologie virtuelle de textes et d’images
au sujet du mariage sous l’Ancien Régime que nous
établissons sur le site Le
Mariage sous l’Ancien
Régime, on peut constater que des
actes de
violence entre époux paraissent dans 26 sur 71 gravures,
sans parler des scènes où la violence est
purement verbale. La violence masculine est dépeinte dans
seulement deux images de ce corpus. Sur la violence, surtout
féminine, dans ces images, voir l’étude
« Les corps des époux, revus et
corrigés », et
l’étude
à paraître, « La femme battant
son mari : la mise en image d’un topos
traditionnel », dans La Figure du monde à
l’envers, Presses de
l’Université Laval.
[2]
La gravure populaire du XVIIe siècle n’a pas
attiré beaucoup d’attention de la part de la
critique moderne, mais voir deux contributions notables : le
catalogue de l’exposition du Cabinet des Estampes L.
Beaumont-Maillet, La
Guerre des sexes, XVe-XIXe siècles, Les albums
du Cabinet des Estampes de la Bibliothèque nationale de
France, Paris, Albin Michel, 1984, et J. DeJean,
« Violent Women and Violence against
Women : Representing the "Strong" Woman in
Early Modern France », Signs : Journal of
Women in Culture and Society, 29.1, 2003, pp. 117-147.
Pour le XVIe siècle, S. Matthews-Grieco a fourni une
première contribution dans « Femmes
insoumises et maris battus », L’Histoire,
n° 4, 1978, pp. 70-73. Son étude magistrale, Ange ou diablesse
(Paris, Éditions du Seuil, 1991) explore la
représentation picturale positive et négative de
la femme à la Renaissance.
[3]
Voir nos études « Le cocu, de l’apologie à la censure »
sur le site Le
Mariage sous L’Ancien Régime et
« Les corps des
époux, revus et corrigés »,
art. cit.
[4]
Pour une synthèse des théories (anthropologiques,
psychanalytiques, sociologiques) liant ingestion et
sexualité, voir N. Chatelet, Le Corps à corps
culinaire, Paris, Seuil, 1977.