Répétitions
diaboliques
dans Renart le nouvel –
La plasticité des topoï
- Aurélie Barre
_______________________________
Fig. 4. Le Roman de Renart, XII s.,
Fig. 5. Le Roman de Renart, 1339,
Fig. 6. Le Roman de Renart,
XIVe siècle
Fig. 7. Le Roman de Renart le contrefait, XIVe s.
Fig. 10. Charlemagne trônant, XIVe s.,
Fig. 11. Arthur faisant mettre par écrit les aventures
des compagnons, v. 1330-1340,
Fig. 12. Combat de brunor le noir et du lion ?, 1278
Fig. 13. J. Gielée, Renart le nouvel, XIIIe-XIVe s.
Fig. 14. Adam nommant les animaux, fin XIIe s.
Fig. 15. Adam nommant les animaux, v. 1270-1275,
Fig. 16. Adam nommant les animaux, XIVe siècle
Fig. 17. Le Roman de Renart, XIVe s.
Fig. 18. J. Gielée, Renart le nouvel,
fin XIIIe s.
2ème couche : les images
Les
miniatures présentes dans les manuscrits
enluminés du Roman de Renart sont
illustratives ; donnant à voir la cour
plénière de Noble, images redondantes du texte,
elles sont répétitives. Mais elles sont aussi
répétées, la même
scène rythme en effet les manuscrits et les branches (figs. 4, 5 et 6),
elles sont reprises dans les épigones (fig. 7) et
même dans les décors marginaux ajoutés
tardivement, au XIe siècle, dans le manuscrit D
(figs. 8 et 9 ).
L’image est donc elle aussi un lieu commun avec ses
invariants : le lion Noble, le plus souvent à gauche, est
assis sur son trône, la couronne l’identifie comme
le roi. Devant lui, les barons : ils lui font face. Parallèlement, certains éléments sont plus malléables : la
disposition ou l’identité des barons, la
présence d’un arbre, destiné aux
oiseaux craintifs [20]. Placée à
l’orée du texte, la miniature en programme le
décor mais elle contient aussi son mode d’emploi :
prise dans un procédé de
répétition, elle définit en image,
très exactement, ce qu’est la parodie dans le Roman
de Renart qui « bestourne »,
littéralement change en bêtes, les hommes. La
répétition parodique joue à deux
niveaux : d’un côté, l’image
fait signe vers d’autres images et d’autres
épisodes de la veine renardienne. D’un autre
côté, comme le texte, elle convoque la structure
des images « sérieuses », venues des
chansons de geste, des romans courtois (figs. 10, 11 et 12)
et même de la Bible : la cour plénière
du manuscrit 372 (fig. 13)
évoque par sa disposition la nomination des animaux par Adam
dans la genèse (figs.
14, 15 et 16). L’image se constitue ainsi tout
à la fois comme un emprunt au passé et comme une
empreinte estompée et déformée dans le
présent.
Au seuil du
premier folio, l’enluminure liminaire du manuscrit I
détaille métaphoriquement les étapes
de fabrication de la parodie (fig.
17). En bas de l’image, trois
quadrupèdes difficilement identifiables (cheval,
âne, bœuf ?) avancent l’un
derrière l’autre. Leur progression les conduit
ensuite à droite de l’image : deux animaux passent
sous la grande porte du château pour faire leur
entrée à la cour. Le troisième temps
de l’image les voit se dresser sur leurs pattes
arrière : ils font face au roi (figs. 17a, 17b et 17c ).
La porte est un espace dialectique, à la
frontière entre le dehors et le dedans ; passant sous son
arche, les bêtes se métamorphosent en barons. Dans
la miniature, la porte semble même dupliquée,
insistant encore sur les étapes d’un processus.
Comme sur les photogrammes d’une pellicule
cinématographique, la présence à trois
reprises d’une bête brune à cornes (un
bœuf ?), regardant non pas droit devant elle mais vers le
spectateur, retient notre attention et nous invite à suivre
le rythme de la transformation. Sa queue quant à elle,
s’échappant du cadre de l’image, semble
pointer, comme un doigt ou une manicule, le texte qui se
déroule ensuite sur deux colonnes.
3ème couche : Renart le nouvel
A regarder les images des cours plénières, on en retient donc le caractère répétitif mais aussi la mouvance : parallèlement à celle du texte, que les travaux de Paul Zumthor associe à l’oralité première des récits, il existe donc une mouvance iconographique. Elle trouve peut-être en partie sa source dans la transmission orale liée à la vie itinérante de certains artistes mais elle provient aussi très certainement de programmes iconographiques qui circulaient et dont on a conservé des indices : quelques rares croquis plus ou moins aboutis tracés sur des feuilles volantes, parfois rassemblées dans des cahiers ou reliés à la fin des manuscrits ont en effet été découverts [21]. Mais du Roman de Renart à ses continuations, la plasticité du topos oriente le message et la réception du texte : la mouvance iconographique permet de retrouver les étapes de l’allégorisation de Renart et de ses aventures ; l’évolution des miniatures dresse une histoire des mentalités à la fin du XIIIe siècle, l’évolution du personnage allant de pair avec le développement des ordres mendiants et leur condamnation par certains auteurs.
Dans le
manuscrit 1581 de Renart le nouvel, une
première miniature ouvre le prologue à
portée morale (fig.
18) : Renart les oreilles dressées
écoute Jacquemart Gielée ; glissant son museau
entre les linéaments de la lettre, il paraît
vouloir entrer, métaphoriquement, dans l’histoire.
A la colonne suivante, le passage du prologue à la branche
aventureuse s’accompagne d’une nouvelle miniature (fig. 19) :
personnage du texte et non plus objet de discours, Renart a pris place
dans la miniature. L’image est inédite mais elle
est connue, elle fait signe vers ce que Georges Didi Huberman
définit comme le visuel [22] : non
seulement le visible mais
son au-delà, toute la tradition iconographique et
littéraire des cours plénières au
seuil de plusieurs branches du Roman de Renart.
De cet écart creusé, de cette densité,
naissent le vacillement de l’identification et de
l’interprétation mais aussi, en surimpression
à celle du texte, la jouissance de l’image. Le roi
Noble, à gauche, portant une couronne sur sa tête,
la queue relevée se dresse devant ses barons
situés quant à eux à droite de
l’image. Les animaux sont difficilement identifiables, sans
doute y a-t-il un cheval, un ours, un bœuf, similaire
à celui du manuscrit I (fig. 20 ). Mais cette
fois, contrairement à toutes les autres miniatures
présentées jusqu’à
maintenant, Noble n’est pas seul, face à ses
barons. Placées devant lui, regardant pareillement les
autres barons, plusieurs silhouettes sont en partie
identifiées par le texte :
A ses piés sisent si .III.
fil
(…)
Entour eus ot grant baronnie
Qui leur tenoient compaignie.
Renars li houpiex i estoit
Qui ses .III. fiex o lui avoit
(…)
Isengrin li leus d’autre part
Sist (v. 61-83).
(Ses trois fils se tenaient assis à ses pieds
(…). Pour leur tenir compagnie, une grande troupe
s’est rassemblée autour d’eux. Renart le
goupil s’y trouvait, il avait amené avec lui ses
trois fils (…). Isengrin le loup était assis de
l’autre côté).
[20]
Voir par exemple la miniature du manuscrit D
(Douce 360), f° 1r°.
[21]
Il existait des livres de modèles employés par
les enlumineurs pour avoir sous les yeux des motifs traditionnels.
Ceux-ci pouvaient être des schémas, des
scènes entières, ou simplement une accumulation
de personnages, d’animaux ou
d’éléments architecturaux ou
ornementaux pour les lettrines ou les bordures marginales. Ces planches
permettaient de fixer des gestes, des attitudes, des poses, des actions
et des relations entre personnages. Le support de ces «
livres » allait d’une trentaine de feuillets cousus
ensemble à un unique folio volant, éventuellement
plié. Il reste même des carnets de croquis sur
plaquettes de bois (ceux de Jacques d’Aliwe ou de Jacquemart
de Hesdin). Il en existait sûrement beaucoup, mais
très peu ont survécu. Voir R. W. Scheller, Exemplum.
Model Book Drawings and the Practice of Artistic Transmission in the
Middle Ages (900-1450) , Amsterdam, University Press, 1995.
Je remercie vivement Julia Drobinsky pour cette note et
l’information bibliographique.
[22]
G. Didi-Huberman, L’Image ouverte. Motifs de
l’incarnation dans les arts visuels, Paris,
Gallimard, « Le temps des images », chap.
« Visible, visuel, figurable », pp. 67 et ss.