Le poète coréen Yi Sang, illustrateur du roman
de Pak T’aewôn, Une journée du romancier
monsieur Kubo
(1934)

- Yoon-Jung Do
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Cette époque marque aussi une transformation importante dans les rubriques littéraires. Si les années 1910 et 1920 voient l’apparition et l’installation des illustrations dans les romans feuilletons publiés dans les journaux, les années 1930 correspondent à leur développement. Les lecteurs, désormais habitués à la présence d’images dans les quotidiens, étaient d’abord séduits par l’illustration, située au début ou au centre de l’espace de la page, et ne lisaient le texte qu’ensuite. L’illustration était souvent la raison première de leur choix du texte à lire [7]. En conséquence, le statut de l’illustrateur a pris une plus grande importance. Avant cette période, son nom n’apparaissait pas et quelquefois l’illustration n’était même pas signée, mais dans les années 1930, il arrivait que le nom de l’illustrateur apparaisse dans la même taille que celui du romancier, y compris dans les annonces de romans feuilletons. Bien entendu, regarder une illustration ne veut pas dire ne regarder qu’elle, mais il est certain que c’est elle qui entre en premier dans le champ visuel des lecteurs. Après un coup d’œil ou une lecture rapide, on s’oriente vers une lecture complexe du texte et de l’image qui se présentent ensemble. Comme le remarque Yun Hui-Sun [8], spécialiste de l’illustration de l’époque, les étapes de la lecture sont les suivantes : contemplation de l’illustration → interprétation du texte → réinterprétation de l’illustration.

De fait, la mise en page du texte et de l’image est une question très importante dans les journaux. La lisibilité, l’attraction du regard et le plaisir visuel sont en effet liés. Dans cette nouvelle culture de la lecture, les poètes et les romanciers étaient eux aussi devenus sensibles à l’esthétique complexe, visuelle et langagière, de l’espace imprimé. Par exemple, dans une annonce de son roman feuilleton, Lee Tae-Jun, déjà mentionné comme responsable de la rubrique littéraire du Joseon Jungangilbo, a mis en avant le nom de l’illustrateur et a attentivement choisi le style des caractères et de la mise en page. Quant à Yi Sang, il rêvait de devenir peintre quand il était lycéen, et ne cessa de s’intéresser à la culture visuelle, y compris à la typographie, au graphisme et à l’illustration. Ses illustrations éclairent non seulement son talent mais aussi le contexte de cette nouvelle sensibilité.

A côté du développement de la culture de l’imprimé, il faut mentionner enfin l’apparition de l’art cinématographique en Corée [9]. En Europe, l’invention du cinéma a beaucoup attiré les artistes et leur a permis de percevoir différemment l’espace de l’écriture et de l’image, surtout les dadaïstes, les surréalistes et les futuristes. Yi Sang et Pak T’aewôn, eux aussi, ont admiré ce nouvel art. J’y reviendrai plus tard en traitant de la technique de la composition de l’image chez Yi Sang.

Mon point suivant concerne la coopération de Yi Sang et Pak T’aewôn. A partir des années 1920, les auteurs se sont regroupés autour de revues, créées et dirigées par des cercles littéraires. Dans les années 1930, les échanges entre les auteurs sont devenus plus nombreux. Leurs lieux de rencontre étaient les cafés littéraires et artistiques de Kyungsung (l’ancien nom de Séoul), ville qui était en train de se métamorphoser en une capitale moderne à l’instar de Tokyo et Paris. Le café n’était pas seulement un endroit symbolique de la culture moderne et occidentale, mais aussi un lieu de rencontre et de discussion pour les auteurs et les artistes. Rappelons que le mouvement dadaïste est né dans un café. Les jeunes auteurs et artistes voulaient partager leur passion pour la révolution artistique, et ils commentaient les œuvres des artistes qui les impressionnaient par leur nouveauté. A cette époque, Yi Sang tenait un café Jebi (L’hirondelle) [10], et Pak T’aewôn passait presque chaque jour le voir. Ils s’entendaient très bien, et partageaient le même goût pour les artistes étrangers comme Jean Cocteau, René Clair, Picasso, Matisse, etc. On peut imaginer que les illustrations de Yi Sang sont le résultat de ces échanges intimes entre ces deux modern boys.

En outre, la rubrique littéraire des quotidiens dans les années 1930 était un espace dédié non seulement aux œuvres populaires appréciées par le grand public, mais aussi à de nouveaux essais littéraires dont la valeur était encore peu reconnue. Le poème en série de Yi Sang déjà mentionné, Ogamdo, ne put être publié que pendant quinze jours à cause des protestations des lecteurs. Sa nouveauté ne fut pas comprise du public. Ainsi, il existait un écart entre le regard des lecteurs et celui des auteurs dans les rubriques littéraires. Pak T’aiwôn et Lee Tae-Jun l’avaient prévu, mais ils imposèrent la publication de ces poèmes, tout comme celle du roman feuilleton de Pak T’aiwôn, car il leur paraissait nécessaire de renouveler la tradition littéraire corénne avec des tentatives audacieuses [11]. De façon générale, comme dans le cas de Lee Tae-Jun, plusieurs écrivains travaillaient dans les quotidiens comme journalistes, et les rubriques littéraires fournissaient un lieu idéal pour leurs œuvres expérimentales. Les illustrations de Yi Sang pouvaient donc être un moyen de mettre en œuvre ses idées avant-gardistes sur la nouvelle manière de composer l’espace visuel, qu’il avait développées dans une communauté artistique nourrie par les avant-gardes occidentales.

 

Le roman feuilleton de Pak T’aewôn

 

Le roman feuilleton Une Journée du romancier monsieur Kubo raconte une journée dans la vie d’un romancier appelé Kubo, qui est en fait un des noms de plume de Pak T’aewôn (仇甫 ou 丘甫). L’intrigue n’a pas de point culminant et aucun évènement n’est véritablement marquant. Dans la première scène, Kubo met ses chaussures et fait sa promenade comme tous les autres jours, avec sa canne et un petit cahier. Sa mère s’inquiète pour lui : il a fait ses études au Japon, mais il n’a pas de travail stable et n’a pas vraiment l’intention de se marier. Il gagne de temps en temps de l’argent en écrivant, mais il ne peut pas gagner sa vie ainsi. Comme Baudelaire, il se promène et observe la ville de Kyungsung, ses nouveaux paysages et les nouvelles habitudes culturelles des gens qui la traversent. Il rencontre des gens inconnus et des amis, prend le tramway, fréquente des cafés, visite la gare de Kyungsung et entre dans un grand magasin. En même temps, il réfléchit sur lui-même, habitant oisif et sans emploi de cette ville moderne, où se multiplient les lieux de consommation, et se souvient d’une histoire d’amour qu’il a vécue à Tokyo. Incapable de se mêler à la vie quotidienne de la ville modernisée, il ressent profondément la solitude.

Ce roman interroge la condition de l’art dans un monde où règne le capitalisme. Mener une vie stable et exister en tant qu’auteur sont les deux pôles entre lesquels s’égarent ses pensées. La narration suit le courant libre de sa réflexion, qui décrit tantôt le paysage extérieur tantôt son paysage intérieur. La promenade est un voyage qui suit ces deux directions, et elle constitue en même temps le contenu même de l’écriture. Le passé et le présent se croisent, la réalité et le fantasme co-existent.

 

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[7] Cho Young-Bok, spécialiste de la littérature et des médias des années 1930, affirme ainsi : « A partir des années 1930, l’esthétique et la valeur visuelles et matérielles deviennent les critères décisifs de la composition de la page des journaux. [...] L’essentiel du roman feuilleton réside plus dans l’illustration que dans le texte. » (nous traduisons) : Cho Young-Bok, Neomda Boda Deutta Iktta – cheongubaeksamsipnyeondae munhakui « kyeonggyenumhi » wa «gaebanbseong » ui sihak [Traverser, voir, entendre, lire – poétique du « franchissement » et de « l’ouverture » de la littérature dans les années 1930], Séoul, Editions de l’Université nationale de Séoul, 2013, pp. 97 et 84 (조영복, 『넘다 보다 듣다 읽다 - 1930년대 문학의 ‘경계넘기’와 ‘개방성’의 시학』) ; Lee Su-Na, historienne de l’art, elle aussi le remarque : « L’illustration est entrée dans une nouvelle phase au milieu des années 1930. Le terrain était prêt pour qu’elle devienne un domaine artistique à part entière. La circulation de la presse s’est considérablement accrue et les journaux qui recherchaient la vulgarisation utilisaient l’illustration comme moyen de toucher un vaste public » (nous traduisons) : Lee Su-Na, « Haebanggi JungHyeonungui sinmunsoseol saphwa » [L’Illustration du roman feuilleton de JungHyeonung dans la période de Libération], Hankukgeunheondaemisulsahak [Etudes historiques de l’art moderne et contemporain coréens], vol. 30, 2015, 2e semestre, p. 38 (이수나, 「해방기 정현웅의 신문소설 삽화」, 『한국근현대미술사학』).
[8] « L’attrait du roman feuilleton qui pose chaque jour une question au lecteur, pousse le public à ouvrir le journal et à lire d’abord le roman, le regard tendu sur l’illustration. "Comment cela s’est-il passé ?" Le lecteur est invité à deviner et imaginer l’histoire du roman en un coup d’œil et par là, l’illustration joue un rôle immense dans l’entretien, de jour en jour, de la curiosité et du plaisir du lecteur. En lisant ou après avoir lu le texte, il apprécie de nouveau l’illustration et il se fait une image plus concrète de l’histoire du roman… » (nous traduisons) : Yun Hui-Sun, « Sinmunsoseoluisaphwaedaehaya » [Sur l’illustration du roman feuilleton], Maeilsinbo [Journal de chaque jour], 12 octobre 1932 (윤희순, 「신문소설의 삽화에 대하여 <1>」, 『매일신보(每日申報)』).
[9] La première projection pour le grand public d’un film en Corée eut lieu en 1903 et le premier cinéma fut aménagé en 1905. La première production cinématographique (film muet) date de 1923.
[10] Yi Sang a conçu l’image de la publicité imprimée sur les boîtes d’allumettes du café.
[11] « Mon roman feuilleton a été lui aussi accusé d’être obscur par le public. (...) Dès le début, nous nous doutions que les lecteurs moyens n’accepteraient pas ces poèmes difficiles mais nous [les Coréens] aurions dû avoir un tel art il y a longtemps déjà » (Pak T’aewôn, « YiSangui pyeonmo » [Un visage partial de Yi Sang], art. cit., p. 19).