Illustrer la Suisse ? Revendications,
stratégies visuelles et cumul symbolique
d’un périodique suisse à la fin du XIXe siècle
- Laurence Danguy
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Le 1er janvier 1875, la revue satirique zurichoise Der Nebelspalter publie une profession de foi dans laquelle elle se met au service du pays. Cet engagement, pris dans la foulée de la révision constitutionnelle de 1874 [1], ne sera jamais démenti. Durant des décennies, la revue installe une stratégie visant la conquête d’un statut national, allant bien au-delà d’une recherche de positionnement dans le milieu très concurrentiel des périodiques illustrés. Il s’agit de représenter un pays récent, dans lequel le sentiment d’appartenance nationale est loin d’être une évidence, au sein d’une Europe où s’affirment, de tous côtés, des identités nationales fortes, nourries par des conflits, d’abord civils dans le cas de l’Italie et de l’Allemagne, débouchant dans ce dernier cas sur la guerre de 1870-1871 avec la France. Illustrer la Suisse s’entend ici dans tous les sens d’un terme, dont la surface sémantique n’a pas évolué depuis qu’Emile Littré en distinguait trois acceptions en 1883 : 1/ rendre illustre, 2 / rendre plus clair par des notes, par des commentaires, 3 / illustrer un livre, orner de gravures un livre imprimé [2]. Inchangées dans les éditions intermédiaires et reprises dans le nouveau Littré de 2004, ces définitions se retrouvent à présent dans le Petit Robert de manière abrégée, sans référence à un système d’annotation et à une technique – la gravure – devenus désuets [3]. Cet article vise à présenter l’éventail symbolique, idiomatique, rhétorique et visuel mis en place par le Nebelspalter pour illustrer la Suisse, dont les différents pans ont pour dénominateur commun de combiner ces trois définitions.
Contexte et contraintes du Nebelspalter
Apprécier la façon dont le Nebelspalter construit son appareil illustratif suppose de comprendre le contexte dans lequel le périodique apparaît et poursuit sa parution, ainsi que les contraintes auxquelles il est soumis. Ce contexte se décline selon plusieurs niveaux : politique, économique, éditorial et social. Politiquement, le Nebelspalter se situe sur un créneau libéral, dans le sens où l’on entendait ce terme au XIXe siècle, c’est-à-dire avant tout qu’il s’oppose aux conservatismes de toutes sortes et défend la liberté d’entreprendre, – ce qui représente à Zurich un segment politique minoritaire. Sociologiquement, par contre, ce segment correspond à une catégorie très consommatrice de presse illustrée : la bourgeoisie (protestante) cultivée, de la même façon, du reste, qu’en Allemagne [4]. Cette population lit, et surtout achète, des revues suisses et allemandes, dans ce dernier cas essentiellement munichoises, ainsi que, dans une moindre mesure, françaises. C’est ainsi que le Nebelspalter prend pour modèles des revues illustrées issues de l’aire culturelle franco-germanique [5]. De fait, le Nebelspalter profite d’une opportunité éditoriale avec la disparition d’une revue satirique de tendance libérale, bien implantée en Suisse alémanique, Der Postheiri, dont il peut escompter reprendre le lectorat [6]. Du point de vue économique, il est essentiel que le Nebelspalter conquière le lectorat zurichois, avant de prétendre à une audience supra-cantonale, voire internationale. Ce lectorat est pour ainsi dire sa base naturelle, et doit constituer son socle économique. Il lui faut donc non seulement répondre aux attentes locales, celles du lectorat du canton de Zurich et des cantons voisins, et marquer une identité zurichoise et plus largement suisse, mais aussi soutenir la concurrence des revues illustrées européennes.
Le verbe doit donc être helvétique, tandis que l’image, l’accroche de toute revue illustrée, devra prendre une coloration suisse tout en soutenant la comparaison avec les revues illustrées étrangères. A quoi s’ajoute la nécessité d’intégrer une donnée constitutive d’une revue satirique : réagir à l’actualité et prendre position sur les questions de fond, le tout sur le ton de l’humour. Or, cela est chose connue : on ne rit qu’entre soi, par référence à des codes communs et la plupart du temps implicites [7]. Autant dire que la tâche est complexe. Revue satirique devant porter un propos polémique, le Nebelspalter est par nature lié au verbe, et ce n’est que très rarement que l’image s’émancipe de celui-ci. Ce ne sera, à vrai dire, le cas que durant une courte période, les années Jugendstil, entre 1890 et 1905, et dans un lieu très circonscrit, la couverture. Le reste du temps, l’image observe une forte hétéronomie par rapport au langage. L’inverse – à savoir un texte autonome – est, par contre, plus fréquent, et le texte se présente assez souvent seul, sans image. Cela dit, les apparences sont trompeuses, puisque ce texte possède une forte densité iconique, en évoquant une image au travers des expressions utilisées, du titre, ou encore d’une illustration. Cette dernière n’est souvent pas visuellement associée au texte mais présente ailleurs dans le numéro, c’est-à-dire très proche pour un lecteur qui commence en général par feuilleter un numéro comportant entre 4 et 12 pages avant de s’attarder sur une composition.
Illustrer la Suisse par les mots
Illustrer la Suisse par les mots se fait de plusieurs manières. Les éditoriaux en sont la forme la plus visible. Trois choses y sont particulièrement importantes : la teneur du texte, le titre et la signature. Le Nebelspalter y défend, généralement en son nom – c’est-à-dire que le texte est signé « Der Nebelspalter » –, des valeurs qu’il veut lier à la Suisse. Deux cas de figures se présentent : soit ces valeurs sont déjà associées à la Suisse dans l’opinion publique, et il s’agit alors de conforter une pensée dominante et de se rapprocher des lecteurs – le cas le plus fréquent ; soit la revue entend « helvétiser » des valeurs sans consensus préalable.
[1] Il s’agit de la première révision de la Constitution de 1848, qui organise le fonctionnement de la Suisse moderne.
[2] Les trois entrées débutent ainsi, et sont ensuite assorties d’exemples ; E. Littré, Dictionnaire de la langue française, t. III, Paris, Librairie Hachette, 1883, p. 44.
[3] Les débuts d’entrées sont respectivement : 1/ rendre illustre, célèbre 2/ rendre plus clair 3/ orner de figures, d’images (un ouvrage) ; Le Nouveau Petit Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Dictionnaire Le Robert, 1993, p. 1125.
[4] L. Danguy, L’Ange de la jeunesse. La revue Jugend et le Jugendstil à Munich, Paris, Maison des sciences de l’homme, Philia, 2009, pp. 69-71.
[5] L. Danguy, « Le Nebelspalter zurichois (1875/1921) : modèles et réseaux », dans E. Stead et H. Védrine (dir.), L’Europe des Revues II (1860-1930), Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2018, pp. 101-108.
[6] L. Danguy, Le Nebelspalter zurichois (1875/1921) – Au cœur de l’Europe des revues et des arts, Genève, Droz, coll. « Presse et caricature », 2018, p. XI.
[7] H. Bergson, Le Rire, Paris, PUF, 1956, p. 5.