Le livre illustré face à la danse :
un médium empathique ?

- Sophie Aymes
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Dans son analyse des rapports entre la danse moderne et le cinéma, Laurent Guido souligne ainsi la « corrélation (…) entre la vibration énergétique, notamment caractérisée comme électrique, qui traverse autant le corps dansant que les mécanismes techniques permettant de l’enregistrer, de le faire revivre, voire de le reconstruire et de lui donner une nouvelle forme » [12]. Il note en particulier l’importance des théories françaises de la physiologie et de la psychologie qui envisagent « les transformations du système nerveux en fonction des “oscillations” diverses de l’énergie circulant dans les corps d’êtres vivants envisagés dès lors comme des machines thermodynamiques », et qui influencent des théoriciens de la danse, du rythme et du mouvement tels qu’Emile Jaques-Dalcroze ou Jean d’Udine [13].

Au début du XXe siècle, on conçoit l’ouverture kinesthésique aux rythmes du monde comme le fondement de l’empathie. L’exercice de la réception esthétique se vit sur le mode d’un transport physiologique ressenti par le sujet « impressionné » [14]. Vulgarisée en Grande-Bretagne grâce aux travaux de Vernon Lee et à la diffusion des idées de Wilhelm Worringer par T. E. Hulme, la notion d’empathie fait l’objet de théories diverses qui reposent sur le principe que l’observateur projette une image mentale dans l’objet en réaction au dynamisme et au rythme des formes observées. Théodore Lipps avait redéfini son acception physiologique (en tant que réaction du corps du spectateur face à une œuvre d’art) dans les années 1890, mettant l’accent sur le processus de projection mentale et le rôle du mimétisme moteur [15]. L’aspect physiologique demeura prépondérant dans le champ de l’esthétique comme le montrent les écrits de Vernon Lee qui théorisa l’empathie gestuelle en lien avec la mémoire kinesthésique. La réception de la danse moderne se situe au carrefour des théories de l’empathie et de la physiologie [16]. Si la danse passionna tant les artistes et les écrivains, c’est qu’elle offrait une figure du médium idéal, c’est, écrit Michel Guérin, qu’on voyait, « dans sa plasticité exemplaire, la plus simple qui se puisse concevoir puisque la matière y devient forme sans l’interposition d’instruments, comme la Figure même de tout espace “esthétique” (…) : dans une création artistique, quelle que soit son espèce, il y a comme un geste de danser » [17].

La participation kinesthésique du spectateur [18] est centrale dans le discours critique de Cyril Beaumont. Dans ses textes sur les Ballets russes, il décrit la modification physiologique qu’engendrèrent ces spectacles chez lui, nous apparaissant ainsi comme un « sujet percevant » moderne selon le principe que l’esthésie fonde la convergence des arts [19]. Ceci nous incite à poser la question de savoir si le livre illustré peut être conçu comme une réaction en retour, c’est-à-dire comme la part de projection expressive de l’empathie.

 

Les impressions de Cyril Beaumont

 

C’est en 1911 à Londres que Cyril Beaumont voit pour la première fois une représentation d’Anna Pavlova et de Mikhail Mordkin. L’année suivante, il assiste à la deuxième tournée londonienne des Ballets russes à Covent Garden où il voit Thamar, Les Sylphides et L’Oiseau de feu chorégraphiés par Michel Fokine. Il a alors vingt ans et a été initié au ballet par sa future épouse Alice Beha [20]. Dès lors, il ne manque presque aucune représentation de la compagnie jusqu’à la mort de Diaghilev en 1929 et en consigne le souvenir dans ses autobiographies, The Diaghilev Ballet in London (1940) et Bookseller at the Ballet (1975) [21]. Beaumont le balletomane se forge une carrière de critique et d’historien, consacre de nombreuses publications au ballet et à la codification de la danse, créant la Cecchetti Society (1922), publiant et diffusant nombre d’ouvrages spécialisés dans sa librairie, dont le manuel de référence co-écrit avec Stanislas Idzikowski, A Manual of the Theory and Practice of Classical Theatrical Dancing (Cecchetti Method) (1922). Il évoque ses impressions de spectateur dans divers ouvrages qui reflètent son enthousiasme et participent de l’esthétique de l’impression empathique, mettant souvent en avant l’importance du mimétisme moteur, un aspect essentiel, bien que partiel, de l’empathie [22]. Il écrit ces propos caractéristiques sur les représentations d’avant-guerre des Ballets russes :

 

Je ne tenterai pas de décrire [les spectacles auxquels] j’assistais, et je me contenterai de dire ce que je ressentais. (…) Chaque nouveau ballet vous transportait de la gaité à une extase spirituelle, de la tristesse à un sauvage délire qui vous donnait envie de sauter sur la scène pour vous joindre aux danseurs. Parfois il m’était presque impossible de rester immobile tant l’élan et le rythme de leurs mouvement m’émouvaient jusqu’à la passion [23].

 

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, à l’occasion du retour des Ballets russes à Londres, il se lance dans une série de courtes monographies, des « impressions » qui ont pour but de livrer une description des ballets auquel il a assisté et de rendre « le mouvement des danseurs » [24]. La série complète intitulée Impressions of the Russian Ballet contient douze volumes publiés de 1918 à 1922, illustrés par quatre artistes différents, Adrian Allinson, Michel Servier, Ethelbert White et Randolph Schwabe. Chaque livret est un octavo (25 x 18 cm) de dix à douze pages, qui contient un frontispice donnant une vue d’ensemble de la scène, souvent fondée sur les décors originaux, et quatre illustrations. Deux ou trois d’entre elles sont généralement placées en haut de page et l’une à la fin, occupant la position classique du bandeau et du cul-de-lampe. Elles ont été coloriées à la main par Beaumont et son épouse, ce qui confère à l’ensemble son unité visuelle ainsi que son caractère artisanal [25]. On remarquera que toutes les illustrations des Impressions sont réalisées du point de vue du spectateur dans la salle, installé devant la scène qu’il contemple de loin ou à la jumelle pour les vues rapprochées des danseurs. Cet éloignement dans l’espace renforce le sentiment d’un éloignement dans le temps et il permet également d’embrasser l’ensemble chorégraphique. Le texte résume l’argument de chaque ballet, décrit la musique, le décor et les costumes, et se termine par une évaluation de la représentation. Il faut en compléter la lecture par celle des autobiographies dans lesquelles Beaumont reprend certains passages en étoffant le texte original par des descriptions enthousiastes [26].

 

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[12] L. Guido, « Vers l’être “électro-humain” : dispositifs visuels de la danseuse mécanique aux XIXe et XXsiècles », dans O. Asselin, S. Mariniello et A. Oberhuber (dir.), L’Ere électrique. The Electric Age, Ottawa, University of Ottawa Press, Presses de l’Université d’Ottawa, 2011, p. 162.
[13] Ibid.
[14] R. Huesca, Danse, art et modernité. Au mépris des usages, Paris, PUF, 2012, pp. 26-27.
[15] S. Lanzoni, Empathy. A History, New Haven, Yale University Press, 2018, pp. 9, 30-33 ; R. Curtis, « An Introduction to Einfühlung », Op. cit., pp. 356-359.
[16] Ibid., p. 69 et pp. 79-84.
[17] M. Guérin, Philosophie du geste, Arles, Actes Sud, (1995) 2011, p. 83.
[18] Voir S. Lanzoni, Empathy. A History, op. cit., p. 84.
[19] R. Huesca, Danse, art et modernité, op. cit., pp. 23, 98 ; Stefania Caliandro, « Empathie et esthésie : un retour aux origines esthétiques », Revue française de psychanalyse, vol. 68 (2004), pp. 793-794. L’esthésie est l’aptitude à percevoir des sensations.
[20] K. S. Walker, Cyril W. Beaumont. Dance Writer and Publisher, Alton, Dance Books, 2006, p. 2.
[21] C. Beaumont, The Diaghilev Ballet in London. A Personal Record, Londres, Putnam, 1940 ; Bookseller at the Ballet. Memoirs 1891 to 1929, incorporating the Diaghilev ballet in London. A record of bookselling, ballet going, publishing and writing, Londres, C.W. Beaumont, 1975.
[22] S. Lanzoni, Empathy. A History, op. cit., p. 69 et pp. 79-84.
[23] C. Beaumont, The Diaghilev Ballet in London, op. cit., p. 6. Ici comme dans tout l’article, je traduis cette citation de l’anglais. (« I shall not attempt to describe what I witnessed, I can only say what I felt. (…) With each new dance you were swept from gaiety to spiritual ecstasy, from sadness to a wild savage delirium that made you long to leap on the stage and join in the dancing. There were times when I could hardly keep still, so passionately stirred was I by the surge and rhythm of their movements »).
[24] Ibid., p. 123.
[25] C. Beaumont, Bookseller at the Ballet, op. cit., p. 215. Beaumont explique que reproduire des illustrations en trichromie auraient été trop coûteux. Après l’impression des clichés-traits sur papier cartouche, les images furent donc colorées à la main, en utilisant de l’aquarelle, de la gouache ou des encres colorées (notamment de la marque German Pelikan). Beaumont décida de publier également une édition de luxe de 40 exemplaires sur papier Japon.
[26] C. Beaumont, The Diaghilev Ballet in London, op. cit. ; Bookseller at the Ballet, op. cit.