L’art comme expérience informelle
- Rodolphe Gauthier
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Ce que nous voulons exposer ici, c’est en quoi l’art informel, loin de constituer une impasse, peut donner lieu à une expérience informelle de l’art.
Y a-t-il une contradiction entre le fait que l’artiste qui revendique sa liberté, sa spontanéité, notamment en exprimant ce qui l’écrase, en voulant changer l’ordre des choses, et le fait que s’il peut revendiquer cette liberté et même simplement vouloir un changement de l’ordre des choses, c’est par – voire grâce à – la société qui par ailleurs l’opprime ? Contradiction qui confine justement au para-doxe.
On retrouve quelque chose de ce paradoxe dans l’usage même du mot « informe », qui est à l’origine de cet « art informel » : comme verbe, « informer » est ce qui donne une forme (et une forme qui est un contenu, une information, ce qui nous rappelle que le medium est le message) ; comme adjectif, il est ce qui est absence de forme. « Informe », emprunté au début du XVIe siècle au latin informis, signifie alors « non façonné, brut », puis « mal formé, difforme, hideux ». Au figuré, il signifie « flou », « incertain ». C’est toujours une zone grise, un entre-deux. Mais il y a une différence entre « informe » et « informel » : le mot « informel » ne signifie pas « sans forme », ou « mal formé », il signifie : « qui n’obéit pas aux formes habituelles, qui n’est pas soumis à des règles strictes », ce qui a donné son sens le plus usité : « qui n’a pas de caractère officiel ». « Informel » est le contraire de « officiel ». « Informel » trouve sa définition dans une négation (un détour), et non dans une affirmation : c’est un envers, un revers. « Informe » est lié à son contraire auquel il ne peut pas échapper. Le terme est utilisé en 1952 par le critique Michel Tapié à l’occasion de l’exposition « Signifiants de l’informel ».
De la même manière « l’art informel » n’échappe pas à la forme, puisqu’il est sculpture, tableau, texte, performance ou même vidéo. Il ne lui est pas permis d’échapper à la forme : plus qu’il ne nie la forme, il l’interroge. Didi-Huberman le rappelle, dans un ton très bataillien : « Revendiquer l’informe ne veut pas dire revendiquer des non-formes, mais plutôt s’engager dans un travail des formes équivalent à ce que serait un travail d’accouchement ou d’agonie : une ouverture, une déchirure, un processus mettant quelque chose à mort, et dans cette négativité même, inventant quelque chose d’absolument neuf, mettant quelque chose au jour, fût-ce le jour d’une cruauté au travail dans les formes et dans les rapports entre formes – une cruauté dans les ressemblances » [1]. Ce sont les possibilités de cet art non officiel, que nous voulons envisager ici.
Nous verrons d’abord comment, de l’informe avec Georges Bataille, nous glissons à l’informel. Puis en quoi l’abject est une voie privilégiée pour échapper à l’officialité. Et que tout cela, enfin, nous fait passer de l’expérience artistique à l’art en tant qu’expérience.
L’enjeu dépasse le domaine esthétique. Bataille lui-même ne fait pas d’abord de l’informe un enjeu esthétique. Il faut notamment rappeler que si l’art informel désigne surtout un art abstrait ou tendant vers l’abstraction, Bataille reste attaché à l’art figuratif. Ses goûts, même après-guerre (il meurt en 1962), restent assez « classiques » : Miró, Klee, Masson, Picasso. Tout comme Artaud qui refuse que Hans Hartung illustre ses textes. Les deux hommes ont même encensé Balthus qui, non seulement est proche du néoclassicisme, mais qui en plus (un peu plus tard il est vrai) sera la pire figure des abus de l’Institution à la Villa Médicis...
Georges Bataille : l’informe et l’informel
Georges Bataille, on le sait, est celui qui offre à l’informe sa première manifestation théorique. L’article « Informe » a été publié dans le numéro 7 de la revue Documents en décembre 1929 :
Un dictionnaire commencerait à partir du moment où il ne donnerait plus le sens mais les besognes des mots. Ainsi informe n’est pas seulement un adjectif ayant tel sens mais un terme servant à déclasser, exigeant généralement que chaque chose ait sa forme. Ce qu’il désigne n’a ses droits dans aucun sens et se fait écraser partout comme une araignée ou un ver de terre. Il faudrait en effet, pour que les hommes académiques soient contents, que l’univers prenne forme. La philosophie entière n’a pas d’autre but : il s’agit de donner une redingote à ce qui est, une redingote mathématique. Par contre affirmer que l’univers ne ressemble à rien et n’est qu’informe revient à dire que l’univers est quelque chose comme une araignée ou un crachat [2].
C’est par ce texte court, violent, cité entièrement, que Hubert Damisch ouvre l’article « Informel (art) » qu’il écrit pour l’Encyclopaedia Universalis. L’enjeu pour Bataille consiste à renverser l’idéalisme (il le dit lui-même), à la suite de Nietzsche qui appelait à un renversement du platonisme. Et pour cela il entreprend un renversement dialectique des catégories, qui passe par un « déclassement », notamment au moment de la revue Documents. Ce renversement de l’idéalisme s’appuie sur un « matérialisme du bas » qui fait de l’univers « quelque chose comme une araignée ou un crachat ». Le terme de « crachat » a été longuement discuté, celui d’« araignée » l’a beaucoup moins été. Car si le crachat peut en effet renvoyer de manière assez évidente à l’informe, l’araignée renverrait a priori davantage à la structure, ne serait-ce que par la toile qu’elle tisse. C’est avec cette « araignée » qu’on touche au plus près de la dialectique forme/informe. Dans tout ce qui a été écrit sur Bataille, il y a peu de choses sur ce point : Sylvie Ballestra-Puech est celle qui offre l’analyse la plus poussée. Dans Métamorphoses d’Arachné : l’artiste en araignée dans la littérature occidentale, elle relève ce qu’il y a de problématique dans le fait de se référer à une araignée pour illustrer l’informe, et propose, à partir d’une citation de Hugo (« J’aime l’araignée et j’aime l’ortie / parce qu’on les hait ») une explication : l’araignée est convoquée par Bataille parce qu’elle provoque le dégoût. C’est la figure du rejet, et en cela elle représente l’altérité totale. Puis, à partir d’Ovide, qui oppose Arachné à Minerve, elle oppose le règlement au dérèglement, et l’harmonie divine au désordre du désir humain [3]. Nous voudrions prolonger cette réflexion. Car, en plus d’une phobie courante, qui condamne volontiers l’araignée au rejet (ce que le mythe antique explique par la condamnation de son arrogance – celle aussi d’envahir nos espaces « personnels », « privés »), l’araignée est la figure de l’écrasé(e). Au sens propre comme au sens figuré. C’est une figure politique et sociale : celle de la travailleuse (et du travailleur) opprimée : les premiers touchés par l’industrialisation sont (est-ce un hasard ?) les tisserands en Angleterre. C’est une figure, plus largement, prométhéenne, car elle se rebelle contre la divinité. Mais certaines caractéristiques l’empêchent dans l’histoire traditionnelle d’accéder à la noblesse des grands révoltés. D’abord parce que c’est une figure féminine, et que si – encore chez Camus – Sisyphe est promu à un premier rang symbolique, les Danaïdes, elles, restent limitées à leurs tâches ménagères (remplir des jarres). Il y a sans conteste chez Bataille cette conception de la femme en tant que minorité écrasée, qui vient témoigner de ce qu’on pourrait appeler son « féminisme », ce qui a été peu relevé jusqu’à présent [4].
[1] G. Didi-Huberman, La Ressemblance informe ou le gai-savoir visuel selon Georges Bataille, Paris, Macula, 1995, p. 21.
[2] G. Bataille, Œuvres Complètes I, Paris, Gallimard, p. 382.
[3] S. Ballestra-Puech, Métamorphoses d’Arachné : l’artiste en araignée dans la littérature occidentale, Genève, Droz, 2006, p. 167.
[4] Le féministe de Bataille a été très peu mis en avant, alors que cet aspect est présent chez lui, qu’on pense à Laure Peignot ou à l’article sur Emily Brontë qui ouvre La Littérature et le Mal.