Sténopéphotographie et informe :
vers la forme manquée
(Une recherche menée à partir
de la pratique plastique de l’auteur)
- Sabine Dizel
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Fig. 1. S. Dizel, Les Dormeurs, 2003
Les sténopéphotographies qui font l’objet de cette recherche mettent au jour le dispositif photographique utilisé, soulignant l’aspect aléatoire de la prise de vue, opérant dans un double mouvement la mise à mal de l’appareillage et celle des images ainsi obtenues. L’image s’ouvre à l’informe dans le creux de la rêverie, puissant moteur de création.
La camera obscura, dispositif rudimentaire de prise de vue sans objectif, construite de toutes pièces ou constituée de morceaux d’appareils photo démontés, ne conserve de l’appareil photographique que ses composants « essentiels » : un contenant étanche à la lumière, un trou minuscule en guise d’objectif – le sténopé – et une surface photosensible insérée en fond de boîte face à cet orifice. Le sujet photographié apparaît déformé au point de n’être souvent que difficilement identifiable, voire partiellement occulté par des impressions parasites. Dès lors, les sténopés suggèrent plus qu’ils ne représentent dans un émiettement de la vision propre à bousculer et à désorienter le spectateur.
Les expériences menées avec l’appareillage et l’image photographique tiennent ici d’exercices de style avec le medium. Varier les conditions de l’expérience permet de se réapproprier le dispositif de prise de vue, dans l’idée de mettre en avant la subjectivité de l’opérateur. Devant le résultat, le plus souvent inattendu, une photographie à la définition inhabituelle, l’image semble dire : vous serez déçus car ce n’est pas ce que vous attendiez. Que peut-on reconnaître ici ? Qu’est-ce qui est donné à voir ? Comment se retrouver dans les sensations (visuelles) d’un autre ? L’image photographique se délite, tend à l’informe.
La tentation de l’informe
La forme se présente comme l’ensemble des contours d’un objet, partant, l’apparence extérieure qui donne à cet objet son originalité, sa spécificité. Il s’agit ici de refuser la forme la plus courante de l’image photographique : nette, bien exposée, cadrée, ressemblant au sujet photographié. Outre divers effets d’anamorphose, les altérations subies par les images sténopéphotographiques surviennent à plusieurs niveaux : cadre débordé, s’effrangeant sur les bords ou réduit à un halo de lumière, sujet brouillé, entremêlé avec le fond, parfois assailli d’éléments parasites, présence de dominantes ou de distorsions colorées (fig. 1).
Du fait de son optique sommaire, pinhole ou trou d’épingle en anglais, les rayons lumineux sont dirigés avec une moindre précision que dans le cas d’un objectif composé d’un groupe de lentilles, corrigé pour limiter les aberrations et obtenir une netteté optimale, imprimant de ce fait un léger flou de mise au point, une certaine douceur à l’image. Nombreux sont les distorsions de l’image, effets d’optique, aberrations telles que celles produites par les miroirs et les lentilles propres à déformer les objets. Les longues expositions, parfois décomptées en minutes ou en heures, occasionnent un effet de « bougé » caractéristique du procédé. Les sténopés oscillent entre images déformées et images difformes. Images déformées car la forme en est altérée au point que l’image ne ressemble plus que de façon lointaine au sujet photographié, ce dernier ne pouvant parfois même plus être identifié. Images difformes car elles n’ont pas la forme et les proportions habituelles pour des photographies.
Ces déformations tendent à l’informe : ce qui n’a pas de forme propre, mais encore ce dont on ne peut définir la forme ou ce dont la forme n’est pas achevée, imparfaite, ébauchée. Les imperfections du procédé sont ici prétexte à suggérer de menues impressions visuelles, tels que phosphènes, phénomènes visuels périphériques, réminiscences d’images rêvées. La recherche de formes d’images inédites pousse ici à expérimenter sans cesse, variant, d’un projet à l’autre, à la fois les supports photosensibles, de l’argentique au numérique, et les camerae obscuræ, de la boîte noire construite de toutes pièces aux appareils photo réadaptés. Cependant les distorsions lumineuses ainsi recherchées et obtenues relèvent surtout d’une expérimentation, plus exactement, d’une observation de la captation même de la lumière par les différents supports photosensibles, en quelque sorte brûlés par la lumière, parfois jusqu’à l’absence d’image, l’émulsion ou le capteur étant attaqué par la lumière… jusqu’à obtention d’une image informe.
Il s’agit alors de transgresser la forme, comme le suggère Georges Bataille dans la revue Documents. Transgresser la forme n’amène pas à la nier mais à revendiquer l’informe :
Revendiquer l’informe ne veut pas dire revendiquer des non- formes, mais plutôt s’engager dans un travail des formes équivalent à ce que serait un travail d’accouchement ou d’agonie : une ouverture, une déchirure, un processus déchirant mettant quelque chose à mort et, dans cette négativité même, inventant quelque chose d’absolument neuf, mettant quelque chose au jour […] [1].
L’art de « cuisiner » l’appareillage, si caractéristique du sténopé, s’accommode d’un tel travail exercé sur la forme. Violence est faite à la fois au boîtier photographique et à l’image, assaillie de poussières, bombardée de photons, déformée, confuse en son centre et débordant sur les côtés : « La transgression n’est pas un refus, mais l’ouverture d’une mêlée, d’une ruée critique, au lieu même de ce qui se trouvera, dans un tel choc, transgressé » [2]. Les expériences menées à partir de l’appareillage photographique visent à se défaire de la forme habituelle de l’image : la transgresser, c’est tout remettre à plat, du format jusqu’au sujet des photographies. L’assaut mené contre la forme prend l’allure d’un combat mené contre les usages en matière de photographie (habitudes de cadrage, formats, qualité de l’exposition, ...) (figs 2 et 3). L’on rejoint la tâche qu’assignait Bataille à l’informe : « Défaire les catégories formelles, nier que chaque chose ait sa forme propre, imaginer que le sens est devenu sans forme » [3]. L’expérience finit par trouver son sens en elle-même, au péril de l’informe. « Lorsque l’expérience a lieu, il n’est plus question ni de peinture, ni de photographie, ni de poésie, il n’est plus question que d’expérience » relevait justement le photographe Carl Chiarenza dans la revue Aperture en 1958 [4].
[1] G. Didi-Huberman, La Ressemblance informe ou Le gai savoir selon Georges Bataille, Paris, Macula, « Vues », 1995, p. 21.
[2] Ibid., p. 20.
[3] R. Krauss, « Corpus Delicti », dans Explosante fixe. La photographie et le surréalisme, 1985, p. 65.
[4] « Once the experience occurs there is no longer a painting or a photograph, or a poem, there is only the experience », C. Chiarenza, « Barriers to the Experience of Photographs », Aperture, 6 : 2, 1958, pp. 90-91.