
Triomphe  de la mort. L’été 14 
dans 
La Bataille d’Occident d’Eric Vuillard
  - Sylvie Vignes
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Mais il arrive aussi à Eric Vuillard de changer de ton et de recourir, à l’instar de Bruegel, à de terrifiantes allégories, pour « faire voir » dans un sens moins immédiatement visuel mais tout aussi efficace :
[…] c’est la mort qui est là,  dernière l’angle, avide et patiente menteuse. C’est elle qui parlera à  Sarajevo, c’est elle qui parlera mobilisation, honneur et tout le reste.  […]. (28)
  Toujours la même petite musique, le  même bois sec que l’on casse en riant : Voeina, savash, rat, Krieg, war – la guerre. Rien qu’elle. Avec  sa grosse face pleine d’os et de suie. (69)
      La Bataille d’Occident donne enfin – et  peut-être surtout – à voir l’été 14 grâce à des dispositifs et une esthétique  qu’on a envie de qualifier de cinématographiques. Eric Vuillard ne cesse en  effet d’alterner – avec un sens remarquable du rythme apte à toucher le lecteur  au cœur « à la fin de l’envoi » – les plans panoramiques les plus  larges, les vues du dessus les plus distantes et les gros plans, mais aussi les  ralentis et les accélérations, pour mieux solliciter l’imagination visuelle [9] et les affects du lecteur.
          Ainsi choisit-il, pour  décrire l’attentat du 31 juillet 1914 au café Le Croissant, un effet de  « zoom » doublé d’un ralenti particulièrement spectaculaire,  décomposant minutieusement chaque étape d’un processus qui n’a pas pu durer en  tout plus d’une pincée de secondes :
[…] tout à coup, une main apparaît  tenant un revolver ; le doigt presse la détente, la gâchette libère le  chien qui heurte. L’amorce pète et le petit cylindre de plomb quitte sa chambre  sa course effrénée à la vitesse de presque trois cents mètres par  seconde ; il parcourt le canon, puis très vite – grêlon craché – le tout  petit espace qui le sépare du crâne. Là – juste au-dessus de la nuque blanche,  douce, couverte de duvet –, il pénètre l’os, l’occipital peut-être, large  écaille crème, reposant de ses deux petites pattes rondes sur le rachis. Et ça  traverse la cervelle, ressort, mettons, par le front – là où se trouve la  mystérieuse grotte qui pense – et va se nicher, œuf de plomb, là-haut, sous les  corniches, dans une mauvaise boiserie.
    Et Jaurès  tombe ; il tombe sur son voisin de table, la serviette entre les doigts et  la bouche encore pleine. Sa barbe trempe dans la bière. (67-68)
      Malgré le grand écart  entre les sujets et les tonalités, on ne peut s’empêcher de penser d’abord ici  au traitement cinématographique de ces scènes de duel dans les grands westerns  spaghetti où le ralenti est roi. La suite évoque plutôt des films de guerre  récents, comme par exemple Les Rois du  désert réalisé en 2000 et présentant impitoyablement les aberrations,  dérives et atrocités de la (première) Guerre du Golfe. Le film de David  O’Russel permet en effet entre autres au spectateur de suivre lui aussi la  course d’une balle dans un corps humain tandis qu’une voix off détaille de  manière faussement détachée, usant, comme Eric Vuillard ici, d’une froide  terminologie médicale, les ravages causés dans l’organisme par l’intrusion de  ce petit cylindre de plomb. 
          Dans une séquence assez  proche, d’inspiration tout aussi cinématographique, pour évoquer le télégraphe  en train de répandre le poison de la guerre de pays en pays, il passe d’une  vision panoramique et surplombante embrassant des milliers de kilomètres de  fils électriques à un gros plan sur le minuscule os du tympan nommé  « étrier », qui, atteint par les vibrations, permet l’audition.  L’étrier a retenu l’attention du romancier et se trouve retenu pour le cadrage  final de cette séquence parce que c’est le plus petit du corps humain mais  aussi, peut-être, en raison de son nom qui en fait un contrepoint extrême et dérisoire  aux rêves de cavalcades héroïques évoqués par le second chapitre de La Bataille d’Occident et illustrés par  la reproduction d’un tableau parfaitement anachronique…
          Eric Vuillard tient  régulièrement par la suite à nous faire voir les champs de bataille de l’été  meurtrier du dessus, pour que soit  mieux embrassée l’étendue de la confusion ou du carnage :
[…] toutes ces grimaces  héraldiquées, poinçonnées, estampillées dans le brocart, la soie et la pierre (…) s’agglutinaient à présent dans les courbes de la Sambre comme les nœuds de  jonc et de vase d’un seul rosaire. (96-97)
    
  […] la première armée allemande  n’est pas du tout sur la Marne, comme on l’avait prédit ; elle est quelque  part dans les marais de L’Ourcq, elle baigne dans l’argile bleuâtre, elle  s’étire dans l’herbe. (124)
Mais l’instant d’avant ou d’après il aura choisi de cadrer, au contraire, en très gros plan un détail à la fois humble, pathétique, comme les pieds « couverts d’ampoules », « crasseux et abîmés » (112-113) que certains posent, avec les questions qui les taraudent, sur le sable d’une plage enfin atteinte, ou, d’isoler un vécu individuel plus choquant, l’homme ordinaire se découvrant soudain capable du pire :
Chacun prend pour cible une silhouette inconnue, chacun suit quelques instants les péripéties minuscules d’une autre vie. Et soudain, on tire, sans effort ; la silhouette disparaît. (105)
Technique qui n’est pas sans évoquer encore un autre art visuel : la bande dessinée telle que la pratiquent Jacques Tardi et Jean-Pierre Verney dans « Putain de guerre ».
          Abondance de références  plus ou moins explicites [10] et diversification des  focalisations et techniques artistiques, mais unifiées par le style énergique  et typé d’Eric Vuillard. Alternance de registres contrastés, mais dosés avec un  tel tact que jamais le solennel ne devient grandiloquent et que jamais l’humour  ne vient faire durablement barrage à l’émotion. Pluralités de recours mobilisés  dans un même but : tenter de faire voir,  pour les faire vomir, la folie furieuse de certains hommes, les calculs  cyniques des profiteurs, l’indifférence criminelle ou la complicité des  puissants. Faire voir, pour la faire vomir, leur conséquence directe, aussi  violente et laide qu’une peste bubonique : sous couvert de grands mots et  nobles causes, le triomphe mondial de la mort. Telle est, à nos yeux, La Bataille d’Occident.
[9] Voir le  leitmotiv « Qu’on imagine », p. 104.
    [10] On  pense aussi souvent à Pierre Michon, notamment dans certains passages des  descriptions d’agonies déjà citées : « Il faisait beau, les  arbres étaient verts, la foule était dense, amicale ; il s’étonna »  (60) ; « Et Jaurès tombe ; il tombe sur son voisin de table, la serviette  entre les doigts et la bouche encore pleine. Sa barbe trempe dans la  bière » (67).
