« L’hiver précédent, ils ont passé quelques jours dans la maison de Corrèze inoccupée la plus grande partie de l’année. Ils ont ouvert les lourds volets de bois, remonté la pendule de la cuisine, rallumé le feu dans la cheminée de l’ancienne étude. Ils ont profité des courtes après-midis ensoleillées pour refaire, la petite chienne courant devant, les promenades coutumières des différents côtés du village : la combe derrière la maison, le chemin qui mène à la rivière, un autre encore qui la traverse en aval et monte ensuite vers un vallon écarté. A quatre heures, le soleil disparaît derrière la crête de la colline et le froid commence à serrer la vallée. Les premières lampes s’allument, les fumées montent dans le ciel encore clair. C’est alors, pendant les heures vacantes qui précèdent le dîner, qu’ils aiment explorer ces espaces mineurs des vieilles demeures familiales – armoires, commodes, placards, secrétaires – dans lesquels le temps a déposé les souvenirs comme l’océan laisse en se retirant des flaques sur la plage. Les hautes portes s’ouvrent en grinçant, les tiroirs sont lourds et libèrent une senteur de vieux papier humide, les clés parfois rechignent à tourner. Ils ne se lassent pas de feuilleter les grands albums de cartes postales soigneusement glissées dans leurs attaches de carton, kaléidoscope de la Belle Epoque, de ses villégiatures, de ses goûts surannés, de son fragile bonheur. Les volumes reliés de L’Illustration déploient comme un roman tout un monde politique, littéraire, musical, dont la plupart des noms n’éveillent plus cent ans après aucun écho. Dans les épais albums de photographies à couverture rouge et ferrures de métal, à tranche dorée, certains visages trop lointains se sont abîmés dans un oubli définitif, mais d’autres leur sont encore familiers alors même qu’ils font signe d’une autre rive. Pendant des heures ils errent ainsi dans le temps, tandis que lentement la nuit prend possession de la vallée.
      […]
      Le grand placard à porte peinte est encastré dans le mur de cette chambre basse donnant sur l’arrière de la maison, vaste pièce à l’unique fenêtre que la lumière du jour ne pénètre qu’à grand peine. C’est là qu’il a trouvé, dans un coin d’étagère que même le plafonnier n’éclairait pas et où sa main cherchait à tâtons, une épaisseur de vieux papiers humides qu’il a ramenés avec précaution à la lumière. Ils les ont regardés un moment, hésitant à aller plus loin, dans le pressentiment du temps qui s’ouvrait à eux et dans lequel il leur faudrait s’engager en renonçant aux occupations habituelles de la vie, préparer le repas, aller chercher du bois pour entretenir le feu, lire les livres retrouvés chaque soir. Ils ont finalement décidé de descendre la liasse dans l’ancienne étude transformée en séjour, l’ont posée sur la table, sous la lumière crue. Ils ont commencé à déplier avec soin les lettres fragiles, se sont plongés dans la lecture, déchiffrant chacun pour soi les écritures étrangères, se lisant parfois des passages à voix haute. Ils sont à la fois excités et émus. Elle lui montre une lettre si souvent pliée et dépliée qu’elle se déchire et qu’ils doivent la manier avec délicatesse comme un manuscrit très ancien. Plus tard, sur une enveloppe bordée de noir, une main d’enfant – son père – a maladroitement écrit prénom et nom, à plusieurs reprises, avec la jubilation d’un savoir neuf. Une carte postale représente un groupe de soldats en uniforme et képi posant dans un pré bordé d’arbres : ils reconnaissent le dernier à droite à sa haute taille et à son regard franc fixant l’objectif, la main sur la boucle du ceinturon, le sabre au côté. Ils trouvent aussi des cartes de visite, des passeports, des faire-part, des quittances. Sur l’une d’elle : Reçu la somme de huit francs pour conduite du gaz de la cuisine dans la salle à manger, dans un appartement au 3e d’une maison Place Monge n° 3. Paris le 15 avril 1913.

      Il se souvient tout à coup des petites plaques bleues sur les immeubles parisiens : Eau et gaz à tous les étages. Il essaie d’imaginer l’artisan traversant le hall, montant l’escalier, sonnant à la porte. Ils allaient se marier dans huit jours. Il venait juste de louer l’appartement. Sans doute était-elle encore auprès de ses parents, et il en profitait pour y faire quelques améliorations. Il le voit ouvrant la porte à l’homme, s’effaçant pour le laisser entrer avec sa caisse à outils et ses tuyaux, lui expliquant le travail à faire. Une camionnette bleue passe dans la rue et le temps se détend violemment. Les personnages deviennent minuscules. Il peut encore voir l’artisan assis à la table de la salle à manger, écrivant le reçu. Puis ils disparaissent.

      Et pour finir, ce fut un petit carnet très ordinaire, à couverture de carton, sur lequel on avait simplement écrit au crayon : Notes. Ils l’ouvrirent et lurent ensemble :

 

Grand-mère est morte
le 12 mai 1916
Notre pauvre enfant le
27 mai 1918
Ma sœur le 13 mars
1919
Petite Maddo le 8 mai
1919
J’ai payé le 11 juin
mil neuf cent dix neuf
25 francs pour un
service de 1ère classe
pour notre enfant mort
au champ d’honneur
___________________

Je suis allée en Auvergne
le 9 mars pour l’enterre
ment de la pauvre Félicie
qui a eu lieu le 10 mars
1922 – trois ans après la
mort de ma pauvre sœur.
J’ai rapporté d’Auvergne
pour l’enfant les articles
suivants. Un parapluie.
Un service à café ordinaire.
10 verres ordinaires. 1 surtout.
2 compotiers. 2 chandeliers. Une
cruche. 2 vases. Une cloche fromage.
Deux sucriers. Un beurrier. 2 bols. 2
carafes. J’ai vendu 14 flûtes
champagne. 12 verres bordeaux
ordinaires le tout………. 30 F.
Une bassinoire. Un vieux
seau cuivre. Un godet. Je
mets les 30 francs avec la
somme qui lui vient d’Auvergne.
Une douzaine de couteaux
Un filtre uni tasse
L’exhumation de notre
pauvre enfant a eu lieu le
30 mai 22. Papa s’est rendu
en Belgique.
L’inhumation a eu lieu
le 23 juin 22 le jour de
sa fête. Mon Dieu ayez
pitié de son âme et proté
gez nous.
A cette même époque nous avons
traité avec Albert qui garde les
immeubles appartenant à ma
pauvre sœur moyennant pour
Gabrielle la somme de 5400 fr
plus la fontaine cuivre
___________________

Oh terrible malheur !
Oh ! douleur inconsolable.
J’ai perdu ma pauvre
Belle ! ma pauvre Enfant
Que deviendrai-je
Aidez-moi mon Dieu
à élever son Enfant Oh !
pourquoi me l’avoir
enlevée si tôt Mon Dieu
je souffre je ne puis
que vous dire Mon
Dieu ayez pitié de
notre Enfant et de nous.
Ma pauvre chérie est
morte le 21 janvier 24
à 2 heures du soir un
lundi. Mon Dieu pitié

 

      Ni carnet de comptes, ni agenda, ni journal. Une sorte de mémorial intime, l’inscription pour elle seule des disparus et du peu de choses qu’ils laissent aux vivants. Ils ont l’impression d’avoir surpris une plainte déchirante et solitaire. Ils referment le carnet, presque confus. Sous la lampe, toutes les pauvres archives sont étalées comme les plumes d’un oreiller crevé. Ils n’ont pas envie de parler et commencent à les ranger avec soin. »

 

Jean-Yves Laurichesse, Place Monge,
Cognac, Le temps qu’il fait, 2008
pp. 93-103.

 

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