L’illustration naturaliste sous influences
- Valérie Chansigaud
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Fig. 9. Fr. Willughby et J. Ray, The
Ornithology of Francis Willughby…, 1678
Fig. 10. « Le Vermet, Vermetus », M. Adanson,
Histoire naturelle du Sénégal…, 1757
Fig. 11. « Écureuil volant et Viscum
caryophylloides »,
M. Catesby, The Natural
History of Carolina…, 1754
Illustration zoologie et méthodologie au XVIIIe siècle
Le XVIIIe siècle est l’époque de l’émergence de nombreuses disciplines zoologiques dans le sillage des travaux fondateurs de John Ray (1627-1705). Le commerce international permet de découvrir de plus en plus d’animaux, certains appartenant à des familles n’ayant aucun équivalent en Europe : il devient dès lors nécessaire de disposer d’une classification efficace. La botanique sert en quelque sorte de modèle méthodologique et le fait que Ray lui-même ait été un éminent botaniste n’est certes pas anecdotique. Les naturalistes cherchent une méthode de description, d’identification et de classification des espèces en se reposant sur l’étude de l’anatomie : cette démarche permet d’aboutir à des classifications plus « naturelles » [1], par exemple en excluant les chauves-souris des oiseaux et les mammifères marins des poissons. L’illustration zoologique suit une évolution parallèle aux progrès des sciences naturelles en adoptant une méthodologie précise.
De nombreux naturalistes du XVIIIe siècle ont laissé des indications sur la façon de concevoir l’iconographie de leur ouvrage : Ray, Buffon, Brisson, Catesby et Edwards ont tous jugés utiles d’expliquer comment ils ont conçu les illustrations de leurs ouvrages, des images qu’ils considèrent comme une partie essentielle d’une rigoureuse démarche scientifique. John Ray insiste sur le rôle et l’importance des images selon une formule restée célèbre : « une histoire des plantes sans illustration est comme un livre de géographie sans cartes » [2]. Pourtant, même s’il détaille les soins apportés à la réalisation des illustrations de Francisci Willughbeii Ornithologiæ libri tres (1676), celles-ci ont déjà été réalisées pour l’essentiel par d’autres auteurs (fig. 9) [3]. Rien de tel dans les autres ouvrages importants du XVIIIe siècle qui proposent aux lecteurs des illustrations originales, conçues d’après des spécimens détenus par les savants, et réalisées sous leur strict contrôle. Comme l’indique Michel Adanson (1727-1806) dans son Histoire naturelle du Sénégal : coquillages paru en 1757 :
Il n’est presque personne qui ne convienne de l’utilité des figures, du moins des bonnes figures : ce sont des tableaux fidèles qui nous présentent à chaque instant des objets que souvent l’on ne peut espérer de voir en nature : elles sont d’une nécessité indispensable, sur-tout lorsqu’il est question de faire connoître des animaux qui ne sont pas encore connus, ou des objets qui ont peu de rapport avec ceux que nous connoissons ; c’est pour cela que j’ai accompagné mes descriptions des figures de toutes les espèces de Coquillages que j’ai observés au Sénégal. Il s’en trouve à la vérité beaucoup qui ont été déjà gravées dans quelques ouvrages modernes ; mais comme le plan de mon ouvrage diffère du leur en cela qu’il présente les animaux qui habitent chaque coquille, je n’ai pu me dispenser de figurer toutes celles qui appartiennent à chaque animal d’un même genre ; d’ailleurs elles sont travaillées avec une exactitude qu’on aura peine à trouver dans les anciennes [4].
Les naturalistes cités plus haut ont aussi la particularité de n’admettre que les espèces qu’ils ont pu observer personnellement ou celles décrites par des sources jugées valides. Buffon et Brisson, par exemple, travaillent grâce aux vastes collections dont ils disposent, le premier au sein du Cabinet royal, le second grâce à la collection de Réaumur. La démarche scientifique de ces naturalistes repose donc sur l’observation directe des spécimens et la création d’images dont ils contrôlent étroitement l’exécution. Adanson détaille les instructions (fig. 10) qu’il donne à son illustratrice, Mlle Reboul :
Pour donner plus de netteté à ces figures, j’ai supprimé les ombres qui auroient pu faire perdre de vue certaines parties des animaux qui font plus importantes à mon objet : en cela j’ai voulu beaucoup moins accorder à la sévérité des règles ordinaires du dessein, qu’à l’usage des naturalistes qui supposent que leurs objets sont détachés de tous les corps voisins, où si proches de l’œil ou éclairés si également de tous côtés, qu’ils ne peuvent jetter [sic] aucune ombre [5].
L’illustration devient, chez ces naturalistes, un projet scientifique dans lequel l’esthétique est tout à fait secondaire : on considère l’image comme une extension naturelle du texte, notamment pour la description de détails de morphologie et de couleurs impossibles à rendre efficacement à l’aide d’une description textuelle. Adanson ainsi que Mathurin-Jacques Brisson (1723-1806) pour son Ornithologie (1760) et le comte de Buffon (1707-1788) pour son Histoire naturelle (1749-1783) font appel à des illustrateurs amateurs ou professionnels. D’autres naturalistes préfèrent réaliser eux-mêmes les illustrations, comme Mark Catesby (1683-1749) avec The Natural History of Carolina, Florida, and the Bahama Islands (1754) et George Edwards (1694-1773) avec A Natural History of Birds (1743-1747). C’est le cas aussi de Charles Bonnet (1720-1793) qui explique les raisons de son choix dans son ouvrage de 1745 :
On n’en doit pas être surpris : pour bien rendre un Insecte, & sur-tout un Insecte du genre de mes Vers, dont plusieurs parties sont assez difficiles à distinguer, il faut être Observateur ; autrement on ne saisit que le gros de la figure, & on manque le plus intéressant. J’ai donc été réduit à dessiner moi-même les Figures de la seconde Partie, & cela sans avoir appris le dessin. La première Planche a été mon coup d’essai [6].
Les motivations de ces savants-illustrateurs sont donc de s’assurer de la qualité des images car on se méfie souvent des défauts introduits par les dessinateurs et les graveurs. Catesby et Edwards non seulement peignent et mais apprennent aussi la gravure et la mise en couleurs pour pouvoir contrôler l’ensemble de la chaîne de fabrication. D’autres ne réalisent que le dessin ou la peinture originelle tandis que la traduction en gravure est confiée à des professionnels, c’est le cas de Pierre Sonnerat (1748-1814) pour son Voyage à la Nouvelle Guinée [7] de 1776. Catesby (fig. 11) et Edwards confessent qu’ils ne peuvent rivaliser avec de véritables artistes, mais pour eux, ce qui est perdu du point de vue esthétique est largement compensé par la précision scientifique, notamment pour certains détails anatomiques ou la subtilité des couleurs.
Ces illustrateurs-naturalistes cherchent à produire un corpus d’illustration de référence permettant la reconnaissance fiable des espèces au même titre que leurs descriptions textuelles. Les images sont d’autant plus importantes que la conservation des animaux naturalisés n’est pas encore au point et que la plupart des spécimens d’oiseaux décrits par les naturalistes du XVIIIe siècle ont disparu, victimes des insectes nécrophages. Ainsi, c’est la totalité des 1753 spécimens d’oiseaux de la collection rassemblée par Sir Hans Sloane (qui formait le nucléus du British Museum) qui a disparu à l’exception de quatre morceaux d’oiseaux passablement momifiés. Le seul vestige visuel de ces oiseaux se limite aux planches parues dans le récit de voyage de Sloane, A Voyage to the Islands Madera, Barbados, Nieves, S. Christophers and Jamaica, with the Natural History of the Herbs and Trees, Four-Footed Beasts, Fishes, Birds, Insects, Reptiles, & of the Last of Those Islands, (deux volumes, 1707 et 1725) (fig. 12).
[1] La recherche d’une méthode de classification est l’un des principaux buts des naturalistes, les uns prévilégiant des caractères fonctionnels et facilement observables (chez les animaux ce peut être la forme du pied, le nombre et la répartition des dents, etc.), tandis que d’autres se basent sur le rôle physiologique des différents organes (c’est ce que fait John Ray). La première méthode, qualifié d’artificielle, aboutit chez Linné à classer les hommes avec les singes et les chauves-souris. L’émergence de la notion d’évolution après la parution de l’œuvre de Darwin contribue largement à éteindre ces débats.
[2] Lettre au Dr Robinson du 22 octobre 1684, dans E. Lankester, The Correspondence of John Ray Consisting of Selections Form the Philosophical Letters Published by Dr. Derham, and Original Letters of John Ray, in the Collection of the British Museum, Londres, The Ray Society, 1848, p. 155.
[3] C’est le cas d’un recueil de gravures réalisées par le pêcheur strasbourgeois Léonard Baldner (1612-1694) que Ray et Willughby avaient acquis durant leur voyage sur le continent européen.
[4] M. Adanson, Histoire naturelle du Sénégal : coquillages : avec la relation abrégée d’un voyage fait en ce pays pendant les années 1749, 50, 51, 52 et 53, Paris, C.-J.-B. Bauche, 1757, p. xxiv-xxv.
[5] Ibid., p. xxv.
[6] C. Bonnet, Traité d’insectologie. Première et secondes parties, Paris, Durand, 1745, p. xiii.
[7] P. Sonnerat, Voyage à la Nouvelle Guinée : dans lequel on trouve la description des lieux, des observations physiques et morales, et des détails relatifs à l’histoire naturelle dans le règne animal et le règne végétal, Paris, Ruault, 1776, 208 p et 113 pl.