La trame sonore du roman français
contemporain : Antoine Volodine
et Jean Echenoz
- Magali Riva
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Dans une entrevue à Apostrophe, en 1984, Marguerite Duras évoque son rapport au cinéma : « Quand on me demande : pourquoi faites-vous du cinéma ?, je réponds : pour entendre. On croit que le cinéma c’est l’image, mais le cinéma c’est le son » [1]. En effet, le cinéma est avant tout considéré sinon comme un art visuel, du moins comme un art de l’image, notamment parce qu’il a d’abord été muet. Incidemment, la majeure partie des études portant sur le cinéma donne préséance à l’image et aux techniques qui s’y rattachent. Si, depuis quelques années, sous le coup de différents cinéastes, critiques et théoriciens, la dimension sonore du cinéma se révèle dans son autonomie, la plupart des films et des analyses cinématographiques maintiennent la subordination du son à l’image.
Cette subordination se répercute également dans les œuvres littéraires contemporaines marquées par une esthétique cinématographique : aussi n’est-il pas étonnant d’y retrouver une prédominance des effets visuels sur les effets sonores. Pour certains écrivains, toutefois, la dimension sonore prend une importance singulière ; c’est le cas pour Jean Echenoz et Antoine Volodine, deux auteurs pour qui le cinéma constitue une influence avouée, mais qui se traduit distinctement dans leurs œuvres.
Pour Echenoz, le cinéma constitue à la fois un imaginaire et une finalité, un effet stylistique joueur auquel il a recours « dans un but d’efficacité narrative » [2]. Cette finalité, avouée dans ses entretiens, est sensible dans ses romans : les références explicites au cinéma et, parmi celles-ci, à la trame sonore, sont fréquentes, particulièrement dans ses premières œuvres.
Chez Volodine, l’esthétique cinématographique n’est pas aussi nette, notamment parce que les procédés ne sont pas nommés. Le cinéma constitue plutôt le socle d’un imaginaire, un héritage encore plus fort peut-être que la littérature :
Je lis des livres. Mais je suis aussi quelqu’un qui vois des films. Et il me semble un peu réducteur, pour un écrivain, de ne mettre en avant que des filiations touchant à la littérature. Surtout aujourd’hui. C’est impossible de s’être détourné de l’image et du cinéma. Dans le travail d’écriture, c’est toujours de l’image qui me passe en tête. Il s’agit de construire et d’animer l’image pour que les personnages s’y trouvent à leur place et pour y faire entrer les lecteurs. C’est tout un travail assez éloigné des réflexions sur les techniques littéraires. On est beaucoup plus dans des réflexions sur des techniques cinématographiques [3].
Aussi, bien que l’influence du cinéma soit plus diffuse chez Volodine, elle n’en demeure pas moins à la source de son œuvre.
La représentation d’un environnement sonore en littérature n’est évidemment pas une technique narrative essentiellement contemporaine : le roman du XIXe siècle en usait déjà abondamment pour accentuer le réalisme de son récit. Il n’est peut-être pas accessoire de noter que la représentation du son dans le roman s’est développée en même temps que l’industrialisation en France. De fait, l’intérêt porté au sonore depuis quelques décennies n’est pas imputable à la seule apparition du cinéma, et d’autres technologies entrent en jeu : la radio, la télévision, l’ordinateur ont contribué à dédoubler la sonorité de notre environnement. Il n’est donc pas étonnant de retrouver ces technologies dans la plupart des romans cinématographiques.
Chez Volodine et Echenoz, toutefois, la dimension sonore n’est plus celle du monde réel uniquement, mais participe plutôt à créer un effet d’étrangeté, de déréalisation du récit. Je voudrais donc étudier diverses manifestations d’une esthétique cinématographique du son dans l’œuvre d’Echenoz (Cherokee [4] et Nous Trois [5]) et de Volodine (essentiellement Dondog [6] et Bardo or not Bardo [7]), et en définir certains effets et limites ; un corpus très large, qui permet toutefois d’aborder la représentation sonore sous ses trois principaux aspects : la musique, la voix et le bruitage.
Comme un disque qui saute : la musique chez Echenoz
Avant même que le cinéma ne se mette à parler, la musique était déjà présente, grâce au pianiste ou à l’orchestre qui accompagnait systématiquement toute projection. Aujourd’hui, elle fait partie des conventions cinématographiques et, si certains cinéastes s’en passent, d’autres en usent et en abusent. Qu’elle soit de fosse ou d’écran, la musique au cinéma sert généralement de support au récit, d’emphase émotionnelle [8].
La musique est particulièrement présente dans l’œuvre d’Echenoz, tant sur le plan thématique [9] que stylistique ; son écriture, de l’avis même de l’auteur, doit beaucoup au jazz. La place faite à la musique dans la plupart de ses romans dépasse toutefois la question stylistique, et s’inscrit sans équivoque dans une esthétique cinématographique. Dans Cherokee, qui met en scène un musicien de jazz, on retrouve plusieurs références musicales. Certaines demeurent toutefois difficilement identifiables, le musicien ou la pièce mentionnés n’étant pas toujours cités. L’espace ouvert par la chanson est donc assez vaste, et peut donner lieu à de multiples interprétations et moduler l’écoute qu’on peut faire de la scène, en raison de la quantité de pièces attribuables au musicien nommé ou encore des morceaux évoqués dans le roman, dont la pièce-titre Cherokee, standards de jazz joués et remaniés par différents musiciens.
Echenoz, qui a souvent recours aux termes techniques bande-son ou trame sonore dans ses romans, reconnaît l’importance d’une musique qui se greffe au récit, comme il le mentionne dans une entrevue :
Dans la composition d’un passage, il y a souvent le souvenir insistant d’une ambiance musicale. J’aimerais qu’il y ait une musique de roman comme il y a une musique de film, qui ne soit pas uniquement fonction de la sonorité mais qui défile derrière. J’ai en permanence le souci d’incorporer au roman des irruptions d’images et de sons [10].
En plus de souligner l’importance de la trame sonore dans ses romans, Echenoz met le doigt sur l’inévitable tension engendrée par la représentation d’une trame musicale dans le roman : les références musicales, qui devraient « [défiler] derrière » le récit, ne peuvent se faire que de façon sporadique (« des irruptions de sons »). Nécessairement ponctuelle et intermittente, la référence musicale se dissout rapidement à l’intérieur du flux narratif. Contrairement au cinéma, la trame sonore romanesque n’a pour seule durée que celle que lui prête le lecteur. Or, pour que l’effet de durée de la trame musicale soit actualisé, il faut non seulement que cette référence soit connue du lecteur, mais aussi qu’elle résiste au flux narratif. C’est entre autres par la répétition ou l’amplification que peut réellement se mettre en place une impression de durée. Ce procédé est utilisé notamment dans Cherokee, par le recours à la radio :
Elle traversait la cour prudemment, surveillant ses talons sur les pavés, sans voir Georges à sa fenêtre qu’il ferma aussitôt, puis rouvrit, puis il baissa la voix dans la radio qui criait que si je t’aime (clac) quel problème (clac-clac), car tu mens (clac) tout le temps (clac-clac), et mes larmes sont pour toi (boum, boum) du vent, et Georges redressa un coussin, s’aperçut dans le miroir, ferma la porte de la salle de bains, rétablit le volume de la voix qui gémissait maintenant que lourde est la peine sous le figuier bifide, longue est l’attente sous le manguier languide, et l’ennui cogne sous le palmier-dattier, puis elle frappa, il ouvrit, elle entra, il ouvrit les bras, et longtemps après il l’embrassait encore et parlait doucement dans ses cheveux, pendant que la voix murmurait que rouges sont la lèvre et l’ongle, blanche et bleue l’écume de mer, que tout est clair, que tout est clair [11].
Bien que les paroles ne soient pas attribuables à des pièces connues, leur mièvrerie renvoie tout de même à l’univers familier des chansonnettes d’amour. La réitération et l’enchaînement des paroles de chanson à celles du narrateur crée, même sans référent clair, un effet de trame musicale. Mais ces chansons, plutôt que de contribuer à l’émotion du récit, créent un effet comique, une mise à distance ironique, et infléchissent la perception que l’on peut avoir de la scène. Si ce genre de musique est typique, au cinéma, de la scène classique du premier baiser, il produit, dans le roman, une certaine facticité. Comme le fait remarquer Christine Jérusalem, « [h]abituellement, la musique de film, même si elle souligne un moment fort, camoufle sa présence pour permettre l’adhésion du spectateur. Dans les romans d’Echenoz, c’est le contraire. La musique, en pointant son nez, fait claudiquer le récit » [12].
L’enchaînement des trois chansons à la radio permet également un jeu sur la temporalité : la scène, qui tient dans un petit paragraphe et qui est, somme toute, minimale sur le plan de l’énonciation (juxtaposition de phrases brèves axées sur la description de l’action), est distendue par l’enchaînement musical, qui condense et lie une soirée elliptique (de l’arrivée de la fille chez Georges à leur premier baiser, « longtemps après »). La référence musicale, dans ce cas, permet alors une économie narrative.
[1] Marguerite Duras, citée dans J.-P. Martin, La Bande sonore. Beckett, Céline, Duras, Genet, Perec, Pinget, Queneau, Sarraute, Sartre, Paris, José Corti, 1998, p. 174.
[2] Jean Echenoz, cité dans J.-M. Clerc, « Où en est le parallèle entre cinéma et littérature ? », Revue de littérature comparée, 2001, n°298, pp. 317-326 (page consultée le 23 juillet 2014).
[3] A. Volodine, « Je ne suis pas un cas psychiatrique ! Propos recueillis par Grégoire Leménager », Le Nouvel Observateur, 24 juillet 2010 (page consultée le 23 juillet 2014).
[4] J. Echenoz, Cherokee, Paris, Minuit, 1999. Dorénavant désigné à l’aide de l’abréviation C.
[5] J. Echenoz, Nous Trois, Paris, Minuit, 1992. Dorénavant désigné à l’aide de l’abréviation NT.
[6] A. Volodine, Dondog, Paris, Seuil, 2002. Dorénavant désigné à l’aide de l’abréviation D.
[7] A. Volodine, Bardo or not Bardo, Paris, Seuil, 2004. Dorénavant désigné à l’aide de l’abréviation BB.
[8] Ce que Michel Chion appelle la « musique empathique ».
[9] Plusieurs de ses romans mettent en scène des musiciens.
[10] « Les ravages du jazz dans la littérature contemporaine : Jean Echenoz », Jazz Magazine, n°473, septembre 1997, p. 23.
[11] J. Echenoz, C, p. 15.
[12] Chr. Jérusalem, Jean Echenoz. Géographies du vide, Saint-Etienne, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2005, p. 106.