Au seuil du fabuleux : la cinématographie
comme traversée des mondes chez Don Delillo,
Christine Montalbetti et Patrick Chatelier *
- Marie-Pascale Huglo
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On envisage encore le monde de la fable [1] comme un espace-temps gouverné par l’action des personnages auquel se greffent des descriptions qui, aussi amples soient-elles, en circonscrivent et en concrétisent l’image. La description du visible nous apparaît comme un morceau dans un ensemble englobant, elle emboîte le pas au récit, projette une imagerie du monde raconté, ou encore sert d’indice [2]. Quand bien même les passages descriptifs ne se laissent jamais complètement assimiler, ils restent avant tout un moyen efficace pour représenter le monde fabuleux des personnages et de l’action. L’œuvre de Claude Simon (pour ne mentionner que celle-là) a certes donné à la description visuelle une autonomie qui a, depuis, fait son chemin, mais si tant est que l’on accorde à la fable un rôle déterminant, si tant est qu’une histoire ressort, la description tend à donner consistance et sens au monde de l’action, à renforcer l’effet d’une réalité dans laquelle se projeter. Pour le dire autrement, les images mentales suscitées au fil de la lecture concrétisent et modélisent le monde raconté sans en déconstruire la vraisemblance.
Mais que se passe-t-il quand le monde des images lui-même émerge à partir d’une esthétique ouvertement cinématographique, sans nécessairement impliquer un horizon de sens réaliste ? La question se pose à partir du moment où la description du monde visible non seulement ralentit le cours de l’action, mais en bouscule les frontières et le cadre de compréhension. Loin de stabiliser le monde représenté, l’imagerie relevant de codes visuels et de scénarios cinématographiques aurait alors la capacité d’en déplacer les limites et de repousser les attentes d’ordre vraisemblable sans renoncer pour autant à la puissance des fables. Dans l’hypothèse où la visualité « cinesthétique » double le cadre spatio-temporel de l’action et multiplie les mondes possibles, je m’interrogerai sur la configuration et la compréhension des fables dérivées d’un répertoire et d’une imagerie cinématographiques. Aussi différents soient-ils, les récits de Don DeLillo, Christine Montalbetti et Patrick Chatelier renvoient tous explicitement au cinéma : ils le convoquent et le réfléchissent à plusieurs niveaux, problématisant, chacun à sa manière, le seuil à partir duquel toute fable se délimite.
DeLillo : la porte entr’ouverte
Point Oméga, roman récent de Don DeLillo, se passe en grande partie dans un désert où trois personnages – un professeur à la retraite, sa fille et un jeune cinéaste – se retrouvent, formant le récit dépouillé d’une rencontre qu’encadre, au début et à la fin, deux chapitres liminaires. Ces chapitres portent sur l’expérience intime d’un spectateur fasciné par la projection vidéo de Psychose de Hitchcock dans une salle du MoMA à New York [3]. Entre ces deux univers narratifs sans rapport, la lenteur fait lien, lenteur bien évidemment réfléchie à travers l’expérience du spectateur anonyme campé des heures durant devant le film projeté en boucle et au ralenti, « sans dialogue ni musique, sans aucune bande-son » [4]. Le dérèglement de la vitesse est tel que le spectacle se mue en méditation sur l’attention perceptive et le temps, comme si le ralenti avait la capacité de rendre à nouveau sensible la dimension visuelle, temporelle et cinétique de l’esthétique cinématographique [5].
Le dispositif du musée Moma mis en récit par DeLillo consiste, comme le signale la quatrième de couverture, « à faire l’expérience de perceptions inédites à la faveur d’une temporalité mutante, et à prendre la mesure secrète du monde » [6], mais les changements de vitesse ainsi éprouvés ne vont pas jusqu’à bousculer les frontières spatio-temporelle de l’univers raconté. Certes, dans Point Oméga, le monde est ralenti, désertifié pour ainsi dire et, par là, rendu étrange, mais le spectateur anonyme a beau spéculer sur les bouleversements engendrés par une telle projection, nous, lecteurs, ne perdons jamais de vue la salle où il se trouve. Cette salle stabilise le cadre réaliste de l’action. Elle délimite l’expérience, la situe entre un dehors et un dedans dans un laps de temps correspondant aux heures d’ouverture du musée. Les entrées et les sorties incessantes de visiteurs éberlués complexifient certes la scène de vision, mais elles tracent aussi les contours d’un espace et d’un temps encadrants, non absorbés par les images.
La frontière entre le monde vécu et le monde projeté sur grand écran n’est pourtant pas complètement étanche. Il n’y a, entre les deux, qu’une porte, porte partageant l’espace entre le monde, hallucinant de réalité, des images de 24 Hour Psycho et l’environnement étrangement familier du musée :
Tout donnait l’impression d’être réel, le rythme était réel, paradoxalement, des corps qui se mouvaient musicalement, des corps qui bougeaient à peine, une dodécaphonie, des choses qui se passaient à peine, cause et effet si radicalement séparés que tout lui paraissait réel, à la façon dont sont dites réelles toutes les choses du monde physique que nous ne comprenons pas.
La porte s’entrouvrit et un lointain bruit d’activité à l’autre bout de l’étage se fit entendre, des gens qui prenaient l’escalator, un caissier qui passait une carte de crédit, un employé qui enfouissait des achats dans d’élégants sacs de musée. Lumière et son, tonalité sans paroles, la suggestion d’une vie au-delà du film, l’étrange réalité criante qui respire et mange là-bas, cette chose qui n’est pas du cinéma [7].
La porte figure le renversement dans l’ordre des choses qu’une longue immersion dans l’univers ralenti des images cinématographiques provoque : l’évidence de la vie dite active paraît, soudain, irréelle. DeLillo étire ce moment d’entrouverture capable de faire basculer l’ordre de la réalité, sans égaliser ni confondre les images et « le reste » pour autant. Il réinsère plus subtilement une perception cinématographique [8] au cœur de cette chose qui n’est pas le cinéma en construisant l’environnement – « lumière et son » – comme un bruitage hors-champ. C’est donc à travers une esthétique cinématographique diffuse que la perception du monde hors écran se modèle et se raconte. La porte entr’ouverte montre en quoi le cinéma, que le ralenti exacerbe, déborde de l’écran pour infléchir le récit de la réalité « banale » du musée. Mais la confusion ne s’installe jamais entre les différents niveaux au sein de l’histoire : si l’esthétique cinématographique impressionne la perception de ce qui n’est pas du cinéma, les deux scènes ne se confondent pas. On ne perd jamais de vue, en lisant Point Omega, que le spectateur anonyme de 24 Hour Psycho n’habite qu’un seul monde (la salle du musée) : le vagabondage de ses perceptions et de ses impressions ne trouble pas les repères spatio-temporels. L’exposition d’une esthétique cinétique ralentie donne à méditer sur « la mesure secrète du monde » – celle du temps – sans brouiller les frontières de la « réalité ». Représentatif, ne serait-ce que par son titre, d’une littérature des confins, Point Omega donne au ralenti une portée exemplaire débouchant sur l’ouverture méditative d’une fable à l’action dépouillée, déconnectée de l’agitation de la vie dite active (le désert, comme la salle du Moma, sont en retrait), faisant de la limite – du seuil – le lieu d’une infra-narrativité traversée de gestes, de mouvement, d’une lenteur qui temporise le récit sans en bousculer les frontières constitutives.
* Cet article s’inscrit dans le cadre d’une recherche portant sur le « cinéma de la littérature » financée par le Fonds Québécois de Recherche en Science et Culture.
[1] Par fable, c’est à l’histoire racontée que je renvoie, autant qu’à l’univers, au monde construit au sein de cette histoire, et dans lequel le lecteur se projette.
[2] Voir notamment Ph. Hamon, Du descriptif, Paris, Hachette Supérieur, 1993. Mon propos, on l’aura compris, se limite ici aux descriptions visuelles, à l’imagerie.
[3] L’expérience renvoie explicitement, selon la quatrième de couverture, à « la projection au ralenti du film d’Hitchcock, proposée sous le titre 24 Hour Psycho, par le plasticien Douglas Gordon » dans une salle du MoMA à New York (D. DeLillo, Point Omega, trad. de l’américain par Marianne Véron, Arles, Actes Sud/Leméac, 2010, quatrième de couverture).
[4] Ibid., p. 12.
[5] La durée de la projection s’étire au point qu’elle risque d’absorber le spectateur : « Le film original avait été ralenti de manière à étirer sa projection sur vingt-quatre heures. Ce qu’il regardait c’était comme du film pur, du temps pur. L’horreur du vieux film d’épouvante était absorbée dans le temps. Combien de temps allait-il devoir rester-là, combien de semaines ou de mois, avant que le temps du film n’absorbe le sien, ou bien était-ce déjà en train de se produire ? » (Ibid., pp. 14-15).
[6] Ibid., quatrième de couverture.
[7] Ibid., p. 24.
[8] Cette perception reste de l’ordre de l’implicite, sans référence affichée au cinéma : sa reconnaissance et son actualisation, en dehors de formes ou de marques explicites, s’inscrit dans un pacte de lecture dont A. Vermetten a montré les modalités dans « Un tropisme cinématographique. L’esthétique filmique dans Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry », Poétique, no 144, 2005, pp. 491-508.