Gérard Titus-Carmel.
Les lèvres et le regard
- Régis Lefort
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Il est de la répétition comme de la nouveauté, et ce du poème comme de la peinture. Ainsi pouvons-nous envisager l’œuvre de Gérard Titus-Carmel qui voit dans la répétition le mouvement même de la création, à la fois même et différente : une répétition comme épuisement jusqu’à la transparence ou enroulement comme dynamique de vague qui se régénère de son mouvement de mourir. Empruntant à Mallarmé, nous pourrions dire que le poète, à chaque fois, dote le poème d’une langue qui « de plusieurs vocables refait un mot total, neuf, étranger à la langue et comme incantatoire » [2]. Et nous pourrions imaginer le pendant de l’expression pour la peinture car, selon Daniel Leuwers, « Gérard Titus-Carmel est l’exemple de l’osmose parfaite entre le poète-peintre et le peintre-poète » [3]. Pour le dire autrement, la langue dans laquelle naît le poème se situe sur l’espace frontalier des lèvres comme il existe un littoral pour la mer où chaque vague vient mourir et se régénérer. Ici, sur les lèvres, la langue ou les mots viennent mourir et se régénérer. Le tableau, lui, trouve les conditions de son élaboration dans la répétition graphique, à la lisière du regard, mettant du reste en évidence le caractère toujours expérimental de l’art. Le lien entre écriture et peinture est d’autant plus frappant que certains dessins ou certaines peintures se rapprochent d’une forme d’écriture. Nous pourrions alors définir un effet de résonance, puisé à même le silence créateur, ou un espace interstitiel entre poème et art graphique, entre les lèvres et le regard. De cette position médiane, une injonction est faite à l’œil ou à la voix de se saisir de la couleur ou des mots. Ainsi de la vision et du langage, le poète ne sait que vivre dans les intermittences. Nous étudierons cet effet de résonance entre art graphique et poésie, considérant l’acte créateur, qu’il faut différencier peut-être de cet autre effet de résonance qui concerne les séries, propre d’une part à la peinture, comme Caparaçons par exemple, qui mène à l’absence et au vide, propre d’autre part à une expression singulière de la répétition dans les poèmes, par exemple dans Ressac.
Dans sa collaboration avec de nombreux poètes, les productions, dessins, peintures ou gravures de Gérard Titus-Carmel ouvrent peut-être un troisième espace de résonance avec les poèmes qu’ils accompagnent ; ceux-ci n’ont d’ailleurs pas pour vocation d’illustrer les textes, comme le note Patrick Casson [4], il s’agit davantage de « compagnonnage » ou d’une analogie dans la démarche de création. Il existe toujours un lien que met en évidence la mise en regard.
De la même façon, les propres poèmes ou les peintures de Gérard Titus-Carmel n’ont pas vocation à l’illustration de l’un ou de l’autre. Toutefois, il existe une analogie dans la démarche créatrice, notamment dans le phénomène de répétition qui, loin de reproduire à l’identique, creuse l’image comme la langue pour la perspective, l’accent ou le cri. Nous pourrions parler de métamorphoses successives ou d’anamorphoses. « Ecrire et dessiner sont identiques en leur fond » [5], pourrions-nous encore dire avec Paul Klee.
Même si l’objet de notre propos n’est pas de parler des collaborations avec d’autres poètes, il faut dire ici celle, singulière et récente, en 2012, avec Pétrarque, pour un ensemble de sonnets traduits par Yves Bonnefoy, car le titre du livre, Je vois sans yeux et sans bouche je crie [6], met en avant ces deux éléments, les lèvres et le regard, dont nous faisons l’hypothèse qu’ils sont à considérer comme deux palmes ou conques vibratoires et dessinent cet espace interstitiel où le poème comme l’art pictural de Gérard Titus-Carmel trouvent à se répondre.
L’espace de résonance
Gérard Titus-Carmel travaille une « inépuisable masse baveuse, transportée jusqu’à nous par on ne sait quelle force mystérieuse travaillant dans la compagnie des poulpes géants » [7] et qui vient comme lame de fond. Cette matière, qui surgit ou rugit, et déferle, « obscure puissance révélée dans sa primitive brutalité » [8], se fait tableau ou poème depuis un silence fondateur, un espace où le corps se veut stase [9] vibratoire. Nous appellerons ce dernier « espace de résonance » en raison de la répétition qui s’y présente comme un écho d’une partie de l’œuvre à l’autre. Pour circonscrire cet espace de la réduplication créé par les interférences d’un poème à l’autre ou d’un tableau à l’autre, et, de la même manière, par les interpénétrations, nous aurons recours à la définition qu’en donne le plasticien japonais Lee Ufan, dans Un art de la rencontre, non sans avoir souligné à nouveau l’importance du corps, sa qualité vibratoire – corps intermédiaire entre le dedans et le dehors, dont les lèvres et les yeux, ou le regard, sont à l’évidence deux centres dynamiques :
Personnellement, j’ai choisi la voie de la rencontre entre intérieur et extérieur. L’important, pour moi, est de limiter les parties agies et d’accepter les parties non agies, tout en créant entre elles des rapports dynamiques d’interpénétration et de répulsion. Je souhaite que ces effets d’interaction rendent l’espace poétique, critique et transcendant.
C’est cette qualité d’espace que je nomme « espace de résonance » [10].
L’espace de résonance serait donc un espace où l’homme entre en relation avec ce qui le dépasse et qui pourrait se caractériser par un silence ou un vide. La quête pourrait alors être définie comme une volonté d’être relié au monde indéterminé qui précède le langage ou précède le geste de peindre, soit à un originel du signe que Pascal Quignard nomme pour son œuvre propre le « jadis » ou le poète Salah Stétié « l’originellité ». Dans chaque cas, il s’agit de conjuguer la perte entre mémoire et oubli. Donner une forme à ce silence ou à ce vide, que ce soit pour la peinture ou pour l’écriture, c’est ce que souhaite d’abord Gérard Titus-Carmel.
Peindre sur la toile ou dessiner sur le papier, tous deux dressés verticalement sur le mur de l’atelier, a toujours été pour moi l’épuisant (mais gratifiant) exercice de donner une forme dicible au vide ; puis, trace après trace, de doter cette forme de sens et de l’ériger, enfin triomphante, au milieu du fouillis des signes que l’œil, chemin faisant, s’est plu à égarer. Ecrire serait-ce alors le volet second de cette entreprise : coucher sur la page blanche ce que je peins sur la surface également blanche qui me fait front, et nommer – ou tenter de nommer – ce vide ? Ainsi l’écriture se découvrirait comme l’autre posture d’un même rêve ou d’une même ambition [11].
Dans l’œuvre de Gérard Titus-Carmel, l’espace de résonance, qui prend forme « aux confins de cette région secrète que borde le vide et où [le poète se] replie lorsque les trop grandes forces du monde [l’]obligent au retrait » [12], lie poésie et peinture selon une porosité des langages :
Voilà donc nommé l’espace où je peins et dessine. Où j’écris, aussi, à part égale (…) Là, comme assigné à résidence, j’explore et je creuse, j’exhume et reconnais, jusqu’aux lèvres mêmes d’une plaie particulière que je considère comme amie. Cette solitude gagnée au centre de soi, solitude « temporaire mais profonde », ainsi que l’estime Genet, est bien le lieu où dort la beauté, calme et noire comme un lac souterrain. Mais voudrais-je seulement m’y rafraîchir qu’aussitôt elle m’échappe et je ne peux en remonter à la surface (de la toile, de la page) que le souvenir de quelques reflets. Alors, ces éclats, je les agence, essayant de restituer un peu de mémoire à cette fiction arrachée à l’ombre morceau après morceau, à l’exemple de ces vases antiques composés de bris ajointés sur le galbe de plâtre qui prétend redonner forme et légende à leur histoire éclatée [13].
L’espace de résonance génère donc des reflets, des éclats, qui trouvent la matérialisation de leur expression dans ce qui sourd dans le tréfonds du corps, soit le centre névralgique pour faire œuvre, le mourir, ou, pour le dire avec le poète, « le système de mourir » :
De l’écriture à la peinture – autrement dit de la mise en mots à la mise en espace du même vertige, comme le passage du témoin dans un relais sans fin avec, toujours, ce sourd sentiment d’impermanence qui taraude : qu’il s’agisse de nommer ou de donner une forme au système de mourir, si l’on peut appeler ainsi telle entreprise où la mort, finalement est constamment à l’œuvre. Ce qui reste, ajoute Maurice Blanchot, c’est « la poussée de mourir dans sa nouveauté répétitive » [14].
[1] J.-M. Touratier, La belle déception du regard, Paris, Galilée, 2001, p. 22.
[2] S. Mallarmé, « Variations sur un sujet », dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1945, p. 368.
[3] D. Leuwers, La Place du poème, Paris, EST-Samuel Tastet Editeur, 2006, p. 272.
[4] P. Casson, « A plus d’un titre », dans Gérard Titus-Carmel, Œuvres 1984-1993, Amiens, Fonds régional d’art contemporain de Picardie, 1993, p. 82.
[5] P. Klee, Théorie de l’art moderne, Paris, Gallimard, (1956), 1998, p. 58.
[6] Pétrarque, Je vois sans yeux et sans bouche je crie, vingt-quatre sonnets traduits par Yves Bonnefoy, accompagné de dessins originaux de Gérard Titus-Carmel, Paris, Galilée, 2012.
[7] G. Titus-Carmel, Ressac, Sens, Obsidiane, 2011, p. 41.
[8] Ibid., p. 45.
[9] Voir P. Casson, « A plus d’un titre », dans Gérard Titus-Carmel, Œuvres 1984-1993, Op. cit., p. 113 : « stase moment d’arrêt, qui laisse supposer une reprise, comme si de rien n’avait été, ce qui a été dit étant simplement effacé, et que l’on ne pût, interminablement, que reprendre au même point, réitérer sans espoir de conclure ».
[10] L. Ufan, Un Art de la rencontre, Arles, Actes Sud, 2000, p. 19.
[11] G. Titus-Carmel, Epars, Textes & poèmes, 1990-2002, Cognac, Le Temps qu’il fait, 2003, p. 19. Notons cette autre formulation, p. 226 : « mon ambition – ou mon projet, pour rester modeste – est bien de dresser une sorte d’inventaire du dit d’un corps qui s’agite toujours et qui, du même coup, se mesure à un espace et à un temps qui lui sont comptés ».
[12] Ibid., p. 219.
[13] Ibid..
[14] Ibid., p. 224.