Jubilation au-delà de laquelle – et parce que « toujours flamboie ce bouleversement / cette inquiétude » [29] – le corps dévasté sombre dans la fatigue, la perte de soi (« j’ai perdu mon corps / dans la pleine-eau d’une nuit » [30]). Une perte qui vaut pour soi (« déroute annoncée / qui devient pure absence » [31]) aussi bien que pour sa relation à l’autre (« c’est désunis que nous abordons la rive » [32]). Cet état de déchirure (« notre ombre repoussée au plus loin » [33]), de dislocation du corps physique (« nous qui ne sommes de corps / que distance et que bruine » [34]), et qui n’est pas sans rappeler l’imagerie pantelante des corps de noyés, exige de sa part une reconstruction permanente (« ainsi les brumes du lac se dissipent / et nous ressoudons nos membres que la nuit a dispersés » [35]). Encore faut-il que nous sachions « débarrasser le soir de nos fatigues / la nuit de nos voix de nos morts » [36]. La nuit, durant laquelle, « égarés dans ses plis » [37], chacun tente jusqu’à l’épuisement de « rassembler autour de soi / ses membres épars » [38]. Faute de quoi, la fatigue, un temps fait place à l’amertume (« trop d’océan m’a dévasté le cœur » [39]). Homme de tête, Titus-Carmel impose d’une poussée frontale les mots dans lesquels il trouve matière apte à lui résister et contre quoi il puisse peser, ouvrir une voie, jusqu’à faire un usage récurrent de certains (« raucité », « amuï », « véloce ».), ce dont il se joue comme pour mieux le faire sien. « Nous nous convulsons de mots, certains, d’ailleurs, reviennent régulièrement, c’est notre façon singulière de rester sauvages et permanents » [40]. Le combat se poursuit, auquel nous convient maints poèmes, comme autant de balises sur le chemin d’une pensée toujours en mouvement, journal non pas, pas plus que notes d’atelier, qui existent par ailleurs et interrogent une réalité plus immédiate. Combat, dis-je, au côté de la mémoire et contre elle, et dont on sort (momentanément) vainqueur, mais épuisé (« C’est harassé que je reviens vers vous » [41]) à moins que nous ne puissions résister à ses assauts, pas davantage qu’à sa façon de forcer le langage (« parfois nous cédons c’est dire / le ressac entêté de la langue / qui cogne sans relâche à la mémoire » [42]).
Dans son (beau) texte d’accompagnement à l’exposition Feuillées & Memento mori [43] à l’Abbaye aux Dames de Saintes, Paul Louis Rossi parle d’une « mémoire de la mort », attestée à maintes reprises dans l’œuvre peint ainsi que dans maints poèmes des livres cités ici. Edgar Poe, quant à lui, évoquait « les ombres flottantes de la mémoire ». S’agissant de Titus-Carmel, sans doute ne convient-il pas d’en extraire la part d’expérience personnelle gardée secrète qui la nourrit en premier lieu. La distinction ne s’impose que lorsque le poème fait état de tel fait biographique revendiqué au préalable. Point n’est le cas ici, sinon par l’insistance avec laquelle resurgissent, mêlées à l’eau « si mouvante », « nos mémoires englouties dans le ciel retourné » [44]. Image qui persiste, « sans cesse qui revient un voile devant les yeux un souvenir » [45]. Bornons-nous à l’absence d’une (jeune) femme qui, après tant d’années, hante les mots jusqu’au vertige, au point que « l’espace entier / nous en renvoie l’écho et la mémoire inépuisable » [46], comme se mêle « au perpétuel retour de la vague (…) l’écho de la parole éteinte » [47]. Mémoire des eaux, d’une voix tue (« O / cette voix encore aux mouvements des marées » [48]), et qui, « se brisant comme vague noire / sur le récif du nom / resté au fond de la gorge » [49], sourd bientôt du sol même (« sables mouvants sables » [50]) – lesquels, indépendamment du noir dont ils se chargent parfois, recueillent « dès la nuit tombée (…) ta mémoire / perdue dans les sables » [51], ce dont le poème quelques pages plus loin renchérit d’une assonance entre « moires » et « mémoire » [52]. Mémoire de la mort donc, memento mori au travail dans les mots (« on entend geindre nos os / à la jointure de la nuit » [53]) comme pour anticiper le « sinueux (…) chemin de mourir [54] », ce que rappelle la « dernière vague » [55], « fragment d’abîme / qu’insensément nous portons au front / et qui toujours cogne en retour » [56]. Comme s’il avait besoin de cet ultime combat, le poète s’abandonne à cette mémoire, à moins qu’il ne l’utilise en réponse à la sienne pour mieux l’interroger, s’y mêler, au point de faire du poème un lieu et un temps de rencontre. Instant de célébration où, « dépouille et tombeau » [57] tour à tour, « le soir nous trouve chaque fois / éclos au plus sombre qui survient » [58]. Instant de vie malgré tout, dût-elle, cette vie, regarder la mort comme dans un miroir. Façon de se rappeler, ainsi qu’on sait, notre condition de vivant ; le lien que tissent entre elles la mort, la mer et la mémoire. Trois m, comme le présent indicatif d’un verbe douloureux à conjuguer.
« L’eau mêlée de nuit est un remords ancien qui ne veut pas dormir » nous dit Bachelard qui, quelques pages auparavant, écrit : « Tout un côté de notre âme s’explique par le mythe de la mort conçue comme un départ sur l’eau » [59]. L’insistance de la mort, personnifiée ici, et du souvenir, « cette image [qui] revient pour s’appliquer exactement sur nous, et en bonne place sur le visage » [60], ne porte-t-elle pas quant à elle la trace d’une culpabilité ? Celle d’être vivants – encore vivants, « nous qui », à l’inverse de la jeune morte, « sommes restés inertes et indolents sur la rive » [61].
D’un noir fascinant du point de vue plastique, en ce qu’il exprime différentes qualités ou intensités chromatiques, on glisse, à travers le registre de la mort et les images du deuil, vers un noir chargé de toute une gamme symbolique, et particulièrement ce qui touche à la métaphysique. Mais observons un temps cette couleur qui ne manque pas, au propre ou par le biais d’images, de retenir le regard. Noir extérieur à soi-même, noir brillant, en lien avec certain critère d’élégance ou d’ornement, notamment pour ce qui touche à l’art du vêtement (« ainsi le noir t’habillait de plastrons d’autres atours » [62] ; « souvent dans mes parages / régnait une obscurité // je m’en drapais les épaules » [63] ; « les crevés noirs menaçants » [64]) ou du bijou (« l’émeraude noire / à l’étranglement de mon cou » [65]). Néanmoins une certaine pluralité de noirs est à l’œuvre dans les poèmes de Titus-Carmel, chez qui le poète ne peut ignorer totalement le peintre et la somme de savoirs attachés à la pratique de la couleur. Couleur, dont Michel Pastoureau nous dit qu’elle « n’est pas seulement de la coloration ; c’est aussi de la lumière, de la brillance, de la densité, de la texture, du contraste, du rythme, toutes choses qu’une image imprimée à l’encre noire sur du papier blanc peut parfaitement traduire » [66]. La mémoire n’en ignore pas l’origine : pigments provenant de végétaux ou minéraux calcinés, nous dit encore Pastoureau, noir de charbon obtenu par la combustion, à l’abri de l’air, de différents bois, écorces, racines, coques ou noyaux. Le poème ne s’en souvient-il pas quand il évoque une nuit infinie « plus noire / comme une forêt pétrifiée / aux reflets de schiste & de charbon » [67] ajoutant « sous l’aile du corbeau » [68], oiseau en qui l’Antiquité voyait le noir ultime. Pas plus que l’œuvre picturale, toutefois, le poème ne reproduit la réalité. Le noir y est moins une couleur qu’une valeur, l’obscur ramas d’éléments de vie vécus ou imaginaires et souvent douloureux. Aussi y a-t-il de l’or et du ni dans ce mot de quatre lettres aussi bref qu’il semble ne pas s’éteindre. C’est la couleur primordiale, liée aux ténèbres premières ; celle qui sert aussi bien de révélateur. Michel Leiris : « La couleur noire, loin d’être celle du vide et du néant, est bien plutôt la teinte active qui fait saillir la substance profonde, et, par conséquent, sombre de toutes choses » [69]. On ne s’étonnera pas alors de ce « cœur ramassé / au plus noir du thorax » [70], ou, goût de l’écart, mouvement de retrait vers l’ombre, « je m’en remettais à la pénombre / aux essences du noir » [71]. Ainsi touchons-nous à ce noir sans reflets ni chatoiements, comme monté de cette « part obscure » ainsi que la nomme le poète, « autrement dit sa folie de naître et de mourir » [72].
[29] Demeurant, Op. cit., p. 21.
[30] Ici rien n’est présent, Seyssel, Champ Vallon, 2003, p. 136.
[31] La Rive en effet, Op. cit., p. 20.
[32] Ibid., p. 70.
[33] Ibid., p. 73.
[34] Ibid., p. 28.
[35] La Rive en effet, Op. cit., p. 71.
[36] Ibid., p. 88.
[37] Ibid., p. 15.
[38] Ibid.
[39] Manière de sombre, Op. cit., p. 52.
[40] La Rive en effet, Op. cit., p. 91.
[41] La Tombée, Op. cit., p. 82.
[42] La Rive en effet, Op. cit., p. 79.
[43] G.Titus-Carmel - P. L. Rossi, Feuillées & Memento mori, Cognac, Le temps qu’il fait, 2002.
[44] Demeurant, Op. cit., p. 46.
[45] Ibid.
[46] Ibid., p. 86.
[47] Ibid., p. 77.
[48] Instance de l’Orée, Op. cit., p. 71.
[49] La Tombée, Op. cit., p. 83.
[50] Instance de l’Orée, Op. cit., p. 23.
[51] Ibid.
[52] Ibid., p. 27.
[53] Ibid., p. 93.
[54] Demeurant, Op. cit., p. 20.
[55] La Rive en effet, Op. cit., p. 25.
[56] Ibid.
[57] Ibid., p. 24.
[58] Ibid.
[59] G. Bachelard, L’eau et les rêves, Op. cit.
[60] G. Titus-Carmel, La Nuit au corps, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 2010, p. 38.
[61] Ibid.
[62] Instance de l’Orée, Op. cit., p. 118.
[63] Ibid., p. 95.
[64] Demeurant, Op. cit., p. 12.
[65] Instance de l’Orée, Op. cit., p. 49.
[66] M. Pastoureau, Noir - Histoire d’une couleur, Seuil, 2008.
[67] La Tombée, Op. cit., p. 83.
[68] Ibid.
[69] Cité par Gaston Bachelard, dans La terre et les rêveries de la volonté.
[70] Instance de l’Orée, Op. cit., p. 55.
[71] Ibid., p. 61.
[72] Ibid., p. 35.