Lire, voir
La co-implication du verbal et du visuel

- Bernard Vouilloux
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      Si l’on compare la perception d’une image avec la lecture, il apparaît que toutes les différences entre les deux modes visuels découlent, en dernière analyse, de la présence ou de l’absence d’une notation [11]. C’est, par exemple, l’ignorance où nous sommes des significations qui pouvaient éventuellement être attachées aux différents signes utilisés dans les peintures pariétales préhistoriques qui peut nous porter à les interpréter spontanément comme des motifs décoratifs et non comme des pictogrammes [12]. Un caractère dans une notation, fût-il d’ordre pictographique, se reconnaît à ceci que toutes ses inscriptions sont syntaxiquement équivalentes et articulées. Que les pictogrammes partagent avec les images la propriété figurative ne signifie évidemment pas qu’ils fonctionnent comme des images, contrairement à ce que l’on peut lire ici ou là. En tant que caractères dans une notation, il leur suffit de satisfaire les deux réquisits syntaxiques de disjointure (aucune marque n’appartient à plus d’un caractère) et de différenciation finie (imposant un seuil de discrimination aux propriétés d’une marque). En d’autres termes, leur fonction notationnelle neutralise comme contingents des aspects plastiques (formels, texturels, chromatiques…) qui ne prennent toute leur importance que dans un régime différent, comme celui de la calligraphie. Inversement, une marque non notationnelle n’a de statut que virtuel en ce sens que l’on ne dispose d’aucun critère syntaxique permettant de la délimiter, et donc de l’identifier, ni même de savoir s’il y en a une. C’est pourquoi il est théoriquement impossible de déterminer les marques d’un tableau, quand bien même notre perception en mobilisant des répertoires de types au service de la reconnaissance des objets est à même d’isoler des figures (personnages, objets, lieux…), des motifs, des rapports chromatiques ou lumineux, etc. : à l’inverse des textes dont le sens est monté sur les significations (unités de première articulation) articulées elles-mêmes sur les unités minimales distinctives (unités de seconde articulation), les configurations dont s’étaye le sens d’une image ne peuvent s’adosser à des unités élémentaires. Il faut en revenir toujours à la distinction fondamentale établie par Benveniste : à la double signifiance, sémiotique et sémantique, qui caractérise les langues naturelles, les images n’ont à opposer qu’une sémantique sans sémiotique [13]. Ainsi, selon les catégories de Goodman, aux systèmes sémiotiques, denses et saturés, qui ne satisfont aucun des réquisits de la notationalité, s’opposent les systèmes entièrement articulés, tant sur le plan « sémantique » (relations entre les marques et leurs classes de concordance, sons ou objets) que sur le plan « syntaxique » (relations entre les marques), comme la notation musicale standard (et donc à l’exclusion des indications de tempo et des prescriptions verbales), le langage verbal occupant une position intermédiaire puisque sa notation satisfait les réquisits syntaxiques, mais non les réquisits sémantiques, ainsi que le font apparaître des phénomènes tels que l’homonymie et la polysémie : il n’existe pas davantage de concordance bi-univoque entre les signes linguistiques et les référents qu’ils dénotent, quels qu’ils soient, qu’entre les marques de l’écriture et les sons qu’elles notent. Par voie de conséquence, il est impossible d’établir entre les signes linguistiques et leurs référents picturaux une relation telle qu’à un signe corresponde une marque et une seule, et réciproquement. C’est très exactement ce que dit l’apologue de Diderot.
      Il n’est même pas nécessaire qu’un texte exemplifie ses aspects visuels, icono-plastiques (comme dans la calligraphie, le calligramme, la poésie visuelle, etc.) pour que le lecteur leur prête attention : il suffit qu’il possède les propriétés en question, quelles qu’elles soient [14]. Cette latitude « esthète », dans laquelle certains dénoncent une perversion fétichiste, a même un nom : la bibliophilie sélectionne dans l’objet des aspects qui ne s’inscrivent pas dans son fonctionnement symbolique, qui ne l’« échantillonnent » pas, tels le format, le papier, l’encrage, la typographie, éventuellement les illustrations, vignettes et ornements graphiques, auxquels confèrent une plus-value toutes les qualités, souvent immatérielles, afférentes à leur « histoire de production » (éditeur, imprimeur, date de publication, tirage, rang dans le tirage, envois, etc.). Inversement, l’émergence de l’imagerie infographique a fait apparaître que l’image n’est pas incompatible avec un système notationnel, comme celui que suppose la définition en points (« pixels ») à partir d’un codage binaire [15]. Tout cela implique que le clivage entre textes et images passe moins entre des classes d’objets sémiotiques qu’entre des types de fonctionnement.

 

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[11] Je renvoie à N. Goodman, Langages de l’art, Op. cit., pp. 217-265, et à ses développements très techniques sur la théorie de la notation (Ibid., pp. 165-214). Voir aussi B. Vouilloux, L’Œuvre en souffrance. Entre poétique et esthétique, Paris, Belin, 2004, pp. 65-69.
[12] Voir B. Vouilloux, « L’horizon langagier de l’image narrative. Les apories de la première “narration figurée” », dans B. Guelton et C. Grall (éds), La Fiction à l’épreuve de l’intermédialité : images dans le récit, récits dans l’image, hétérogénéité ou homogénéité de la fiction ?, Paris, Presses de la Sorbonne, à paraître.
[13] E. Benveniste, « Sémiologie de la langue » (1969), Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, « Tel », 1976-1980, t. 2, pp. 63-65. Il est à noter que Benveniste attribue cette « signifiance unidimensionnelle » à toutes les « expressions artistiques ». Cela signifie que les images « non artistiques » seraient, selon lui, sémiotiquement structurées.
[14] « L’exemplification, c’est la possession plus la référence. Avoir sans symboliser c’est simplement posséder, et symboliser sans avoir c’est faire référence sans passer par l’exemplification » (N. Goodman, Langages de l’art, Op. cit., p. 87).
[15] Sur la place de ce type d’images dans une théorie de la notation, voir J. Morizot, La Philosophie de l’art de Nelson Goodman, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1996, pp. 152-153 (ouvrage précieux pour bien des questions abordées ici), et l’article stimulant de R. Pouivet, « Plaidoyer pour les signes », Les Cahiers du musée national d’Art moderne, 38, « Ut pictura poesis », 1991, pp. 7-21. Pour les pratiques artistiques concernées, E. Couchot, La Technologie dans l’art. De la photographie à la réalité virtuelle, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1998, en particulier pp. 127 et suiv.