Lectures « plastiques » de la Recherche :
Luis Marsans, Enrico Baj
Florence Godeau
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Fig. 3. L. Marsans, Libros, 1991
Fig. 4. L. Marsans, sans titre, 1966-1972
Fig. 6. L. Marsans, La lanterne magique, 1966-1972
Fig. 7. L. Marsans, La chambre de Tante
Léonie, 1966-1972
Fig. 10. L. Marsans, Tante Léonie, La grand-mère
du Narrateur et Une dame de Combray, 1966-1972
Analyse plastique
Les 68 illustrations réalisées par Luis Marsans sont de petite taille, la plus grande n’excédant pas 41,6 cm de hauteur et 27,4 cm de largeur. Ce parti pris est lié non seulement à l’objectif illustratif lui-même, mais aussi, et par voie de conséquence, aux techniques utilisées : lithographies et sérigraphies, fusains, encres, lavis, gouaches, pastels sont réalisés sur des supports de papier, de tissu ou de carton. Ces choix sont évidemment essentiels, puisque ces mêmes techniques (notamment les encres, les lavis, les gouaches et les pastels) favorisent une fluidité des contours, un travail sur les flous et les ombres, souvent indécises, qui créent une atmosphère singulière et donnent de la Recherche une vision partielle, certes, mais néanmoins particulièrement juste. En outre, dans l’ensemble de l’œuvre de Marsans (en dehors, par conséquent, de la démarche illustrative proprement dite), certains motifs révèlent les affinités électives du peintre et de l’écrivain, tels le souvenir récurrent de Venise, les bibliothèques aux titres illisibles (fig. 3), les toiles intitulées « Sonate », ou les natures mortes au piano, associées aux emblèmes des Vanités (pendule ou métronome, bougie, etc.) Le commentaire d’Antoni Mari, traduit par Céline Zins pour le catalogue de l’exposition à la galerie Claude Bernard, en 1999, confirme, à notre sens, la proximité des univers de Luis Marsans et de Marcel Proust, nonobstant le fait que la Recherche ne soit pas citée dans ces lignes :
Le monde de Marsans est un monde où la beauté, l’harmonie et le concert trouvent le lieu adéquat et le moment propice pour être reconnu comme propre ; un monde qui, après avoir été longtemps oublié et perdu parmi les formes de la réalité, se trouve sauvé par la grâce de la composition plastique.
Car il est évident que la peinture de Luis Marsans envisage la réalité et les formes de sa manifestation, de même qu’elle envisage l’expression et l’effet que cette réalité exerce sur sa mémoire, son imagination et sa pensée. Mais tant la réalité que l’effet qu’elle exerce sur lui sont médiatisés par une réflexion transcendantale qui ne possède aucun objectif, aucun but, aucune réalité.
Ou dont l’unique finalité serait d’estimer et de donner à voir – à soi-même et aux autres – la réalité commune simplement dotée des attributs que la mémoire, le désir et la pensée ont apportés à cette réalité. Attributs qui n’appartiennent pas aux choses mais au sujet qui les contemple et les reconsidère dans une perspective inédite, perspective où les choses, sans cesser d’être ce qu’elles sont, sont autres : revêtues des qualités que le peintre leur a conférées et qu’il nous restitue dans son œuvre [10].
A la systématicité des choix d’Enrico Baj (qui réalise uniquement des portraits), produisant un autre type d’effet que nous analyserons plus loin, s’oppose la variété relative des choix de Luis Marsans, dont l’objectif avoué, à savoir l’illustration de la Recherche, diffère en outre très nettement de celui de Baj. Variété relative non seulement parce que le peintre ne saurait, bien entendu, tout illustrer, mais surtout, comme nous le verrons, parce qu’à l’intérieur de la série réalisée, certains motifs reviennent plus souvent que d’autres.
L’ensemble est ordonné chronologiquement, suivant la série des sept volumes de la Recherche, et se voit encadré par deux portraits de Marcel Proust, que Marsans distingue, à juste raison, du Narrateur. Le premier, explicitement intitulé « Marcel Proust », présente un portrait de l’auteur encore dans la force de l’âge. Le n°68 et dernier de la série, une petite gouache, est en revanche « Sans titre » et représente de manière saisissante l’auteur vieilli, épuisé, émacié (fig. 4).
Les illustrations 2 à 14 (sur un total de 68) sont exclusivement consacrées à l’univers de l’enfance, dans Du côté de chez Swann. « Gilberte » (fig. 5 ), « Le Narrateur enfant » (fig. 1 ), blotti dans son lit, avec de grands yeux sombres et mélancoliques (image que nous évoquions dans notre introduction), « La lanterne magique » (fig. 6), la chambre et la maison de tante Léonie (figs. 7 et 8 ), « Le côté de Guermantes » (fig. 9 ), enfin, sont réalisés en couleurs ou sur papier de couleur, tandis que les portraits de la tante Léonie, de la grand-mère (n°8) ainsi que le n°7, « Une dame de Combray », jouent uniquement sur le noir et le blanc (fig. 10).
L’ensemble de ces illustrations fait donc alterner coloris pastel et fluides et travail du noir et blanc, associés à une certaine évanescence des lignes, souvent approximatives, brouillées ou inachevées. Par ailleurs, les œuvres en noir et blanc mettent en évidence des silhouettes, des allures, des personnages aux traits indiscernables ou à peine esquissés, aux airs fantomatiques, notamment Albertine, dans le pastel portant le n°60 (fig. 11), qui rappelle, avec sa chevelure noire dénouée et ses grands yeux sombres, les créatures d’Edvard Munch.
Après la série autour de « Combray », s’ouvre, avec le portrait de la Berma, une série nouvelle, autour de Swann, des Verdurin, et d’Odette. Huit de ces illustrations représentent des scènes de salon et autres apartés : sont ici mises en valeur non seulement la dimension satirique (les personnages présentent des traits caricaturaux, nez pointu ou crochu, sourire en forme de grimace, visages de momie, de sorte que l’on croirait presque entendre le murmure des médisances auxquelles aiment tant à se livrer les personnages proustiens (fig. 12 )… mais aussi l’atmosphère cauteleuse favorisant tous les préliminaires de Gomorrhe (notamment dans la très belle encre portant le n°23 (fig. 13), qui donne à lire la collusion complice des corps féminins, entés l’un à l’autre comme deux grandes fleurs amoureuses).
C’est avec l’illustration n°33 (fig. 14 ), qui « commente » le passage sublime d’Odette avenue du Bois, « comme l’apparition d’un être d’une espèce différente, d’une race inconnue, et d’une puissance presque guerrière, grâce à quoi elle compensait à elle seule sa multiple escorte » [11], que s’ouvre la série illustrant le second volume (numéros 31 à 47). Proportionnellement, Le Côté de Guermantes, Sodome et Gomorrhe, La Prisonnière et La Fugitive sont peu représentés, plus de la moitié de l’ensemble étant consacré aux deux premiers volumes de la Recherche : est proposée, par ce fait même, une lecture de l’œuvre centrée sur l’enfance, les amours et les rencontres mondaines. Néanmoins, trois étonnants portraits d’Albertine endormie (fig. 15 ), nue et se coiffant devant une femme (n°64) et, enfin de dos, dans une posture qui rend son identité sexuelle ambiguë, embrassant d’autres visages tracés comme en transparence, dans l’illustration portant le n°65 (fig. 16 ), figurent l’essentiel de l’aventure jalouse : l’inaccessibilité du personnage, son ambivalence (le corps adolescent de la jeune fille a quelque chose d’androgyne et d’inachevé tout ensemble), son évanescence, enfin.
[10] Proust, une illustration pour la Recherche du Temps Perdu, Dessins de Luis Marsans, Paris, Maison de Balzac, 1981.
[11] A l’ombre des jeunes filles en fleurs, « Autour de Mme Swann », A la recherche du temps perdu, éd. établie par J.-Y. Tadié, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », vol. I, 1988.