Pierrot est Boutès
- Gilles Bonnet
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Fig. 1. Fresque de la tombe du Plongeur, 480-470 av. J.-C

Fig. 3. A. Willette, Pauvre Pierrot, 1887

Fig. 4. J. Chéret, Pierrot et la vielle, 1881

      Et « Boutès est le plongeur. Il faut penser Boutès comme ce plongeur qu’on peut voir au dos d’un sarcophage dans le sous-sol du petit musée de Paestum face à l’île de Capri » [1].
      Boutès est celui qui, embarqué sur le navire Argô, cède au chant des sirènes et se jette à la mer. Quand d’autres résistent – Orphée couvre le son sidérant au rythme de son plectre, Ulysse se fait attacher au mât – Boutès lui, plonge. Cypris, l’Aphrodite marine, le sauvera de la noyade à laquelle il avait consenti, pour l’enlever dans les airs puis le jeter sur le cap Lilybée. Il en sera le Plongeur (figs. 1 et 2 ).
      Et le plongeur de Paestum s’élance, résolument, vers la mort qui attend chacun aux confins du monde des vivants, que symbolisent les colonnes d’Hercule. La technique employée sur le couvercle de cette tombe relève de la skiagraphia, « mot à mot une ombre écrite » [2] : tel sera Pierrot, silhouette d’ombre aux allures de spectre. Que l’affichiste désigné pour assurer la promotion des tournées américaines, fort lucratives d’ailleurs, de la troupe de pantomimes la plus célèbre des années 1870-1910, ait retrouvé les traits, postures et couleurs de l’antique fresque, alors inconnue, ne laisse pas de surprendre. Ever new, décidément, parce qu’entre-deux, éternellement renouvelable : le plongeur fascine d’être celui qui vient se situer dans un non-lieu, chutant mais figé dans ce vide qui est l’espace propre à la mélancolie [3], comme transi par l’artiste, suspendu en cet instant décisif, entre l’ancien et le nouveau – sans que l’on sache d’ailleurs si ces catégories ici précisément ne sont pas vouées à s’intervertir dans un vertige ontologique. En zébrant l’espace, le corps de Pierrot comme celui du plongeur apparaît pour signifier l’insuffisance d’une appréhension platement discriminante du monde. Son corps vient barrer la représentation et la déchirer, à l’image de ce gardien des codes portraituré en bon bourgeois éventré. C’est au langage qu’on a touché : Pierrot est une rature. Il ne descend pas du singe, mais du signe, suggère Willette dans un apologue pseudo darwinien dont il fait la préface de son Pauvre Pierrot (fig. 3). Pierrot choit, oblique, des lignes d’écriture de quelque cahier d’écolier et montre la faillite de la logosphère, pour venir s’abîmer dans la tache d’encre bientôt animée en malicieux chat noir. La signature de Chéret, second apôtre graphique de Pierrot, dit-elle autre chose que ce même devenir-rature du pantomime ? (fig. 4).
      Le nom, le mot se prolongent mais pour mieux se noyer, se nier dans la répétition comme rageuse d’impuissance d’un trait oblique, réduplication folle d’un Z qui signifierait, au pied de la lettre, la fin de tout alphabet, l’oméga venu mourir sur la bouche en zéro de Pierrot [4].
      La pantomime se donne pour objet d’éroder le primat accordé sur la page au noir sur le blanc, au mot sur le silence. Faut-il le rappeler : le texte de pantomime, lorsque pérennisé par l’impression d’un livret, bouscule ostensiblement l’habituel rapport de force typographique. La pantomime est texte oblique, texte de plongeon, en cela que, principalement dévolu, du moins dans sa forme canonique, aux didascalies, il en vient parfois à accorder jusqu’à la quasi totalité de l’espace scriptural à l’italique, cette tour de Pise du romain. Or, l’italique didascalique demeure muet, dédié à la prescription et/ou description du geste à actualiser, plus tard, sur scène. Le texte pantomimique est un texte qui se rature, s’effaçant à mesure de son écriture, s’amuïssant au fil de sa profération travaillée de négativité : en cela il suffirait déjà à constituer l’un des symptômes les plus passionnants des bouleversements esthétiques attachés à notre modernité.
      L’obliquité des corps du plongeur et de Pierrot doit-elle alors se lire comme l’axe de symétrie à mi-chemin de l’horizontale et de la verticale, compromis obtenu comme une médiane entre abscisse et ordonnées, ou bien comme rejet de l’un comme de l’autre, renvoyés à leurs études de géomètres en un superbe refus du choix communément imposé, refus brûlant d’intensité en l’absence de tout système recteur et normatif ? Entre la vitalité minérale de la colonne phallique, dernier rempart du monde des vivants, et l’horizontalité létale de la mer, les deux personnages convoquent le regard et exigent de nous une remise en cause de nos perceptions les mieux ancrées, à l’aide de deux notions primordiales : le négatif, apte à souligner les systèmes d’opposition qui structurent ostensiblement ces deux images, et le neutre, enclin à suggérer la non-pertinence d’une situation de choix au profit d’une forme d’épochè.

 

>suite

[1] P. Quignard, Boutès, Paris, Galilée, 2008, p. 12.
[2] « Le fond est blanc, le trait est noir. C’est encore une "ombre projetée". C’est ce que les Grecs appellent une skiagraphia (mot à mot une ombre écrite) et que Pline traduit : umbra hominis lineis circumducta » (P. Quignard, Le Sexe et l’effroi, Paris, Gallimard, Folio, 1996, p. 229).
[3] Voir J.-L. Cabanès, Le Négatif, Paris, Garnier, 2011, p. 28.
[4] « Béons à la lune/La bouche en zéro » (J. Laforgue, « Complainte de Lord Pierrot », Poésies complètes, Lausanne, L’Age d’homme, 1986, p. 83).