L’apparition du téléphone portable au cinéma a constitué un événement au sens où il a marqué une rupture permettant de distinguer les films mettant en scène la fin des années 80 jusqu’à aujourd’hui de ceux qui ont précédé. Contrairement à la lettre, par exemple, qui s’intègre dans des univers filmiques représentant aussi bien le XVIIIe que le XXIe siècle, l’apparition du portable est le signe d’une période historique précise [1] correspondant aux prémices de l’ère numérique, qui a vu par la suite les écrans se multiplier (ordinateurs, mobiles, consoles, tablettes), et de ce qu’on a appelé la « nouvelle économie » c’est-à-dire la « production d’idées », immatérielles par nature, reposant sur le « traitement d’informations » [2]. Il est donc un signe d’historicité fort qui marque une frontière entre un avant et un après et qui installe le cinéma dans un certain devenir. Il s’agit d’envisager ce devenir en lien avec l’histoire du cinéma ainsi qu’avec différents types de représentations médiatiques et sociales, afin de mettre au jour quelques hypothèses et quelques axes de réflexion associés à cet objet. Le champ étant particulièrement vaste en raison d’une multitude d’approches possibles (esthétique, sémiotique, anthropologique, sociologique, historique, communicationnelle…) et de l’intrication des paramètres entre eux, nous avons choisi deux films en guise d’introduction à une réflexion naissante, La Reine des Pommes de Valérie Donzelli et L’Exercice de l’Etat de Pierre Schoeller, car ils se déroulent dans une période et dans des décors contemporains (Paris, 2009-2011) où le mobile est totalement intégré.
Si la « liaison vidéophonique » [3] était annoncée dès les années 1920 et 1930 par Fritz Lang (Metropolis, 1927) ou Charlie Chaplin (Les Temps Modernes, 1936), puis dans de nombreux films d’anticipation où la conversation par écrans vidéos interposés devint une norme préfigurant les pratiques de video chat actuelles (2001 : L’odyssée de l’espace de Stanley Kubrick ou Blade Runner de Ridley Scott, pour ne citer que les plus fameux d’entre eux), le téléphone portable en tant que tel n’a pas été réellement anticipé par le cinéma, n’en déplaise à certains qui aimeraient voir dans Le Cirque de Chaplin (1928) une femme passer dans le plan un téléphone à l’oreille [4]… Le téléphone et la lettre, moyens de communication qui l’ont précédé dans l’histoire du cinéma, ont non seulement été représentés au sein de films mettant en scène des relations vocales ou scripturales à distance, mais ils furent au commencement du récit cinématographique. « La conversation téléphonique où l’on parle à quelqu’un qui n’est pas dans le même espace, ne crée-t-elle pas un "montage de lieux simultanés", qui serait à l’origine du montage griffithien ? » [5] s’interroge Michel Chion. Quant à la lettre, son insertion au sein de films muets des années 1910 a permis au cinéma de trouver un langage narrationnel propre grâce à l’articulation entre la monstration de l’objet, impliquant la mise en scène d’actes de lecture et d’écriture, et l’intégration de cette écriture entre les plans sous forme d’insert ou d’intertitre, participant d’un mode d’expression combinant texte et image.
Si nous évoquons le cas du téléphone et de la lettre, c’est pour rappeler combien l’intégration d’objets communicationnels influe sur les formes de la représentation elle-même. C’est également pour signaler que le SMS intègre les composantes associées à la lettre, bien sûr, mais également au téléphone comme le rappelle Carole Anne Rivière :
Le SMS emprunte sa valeur d’usage aux modes de communication traditionnels et innovants portés par la voix et l’écriture (téléphone mobile, e-mail, lettre manuscrite) sans se réduire à aucun d’eux. En créant les conditions d’une communication aussi rapide et instantanée que la transmission par e-mail, aussi immédiate et facile de réception et d’envoi que le téléphone mobile avec l’efficacité, la concision et la discrétion du mode écrit, le mini-message a trouvé une place originale dans toutes sortes de lieux et de circonstances d’interactions quotidiennes [6].
Ces emprunts ne sont pas seulement perceptibles du côté des usages analysés par les anthropologues ou les sociologues, ils le sont également du côté de la représentation filmique. Les multiples conséquences (narratives, esthétiques, sémiotiques) de ces intégrations ont généré une multitude d’analyses qui ont permis de poser de nombreux jalons théoriques dans le champ des études cinématographiques et des sciences de l’information et de la communication. Nous disposons donc d’une littérature abondante en la matière, sans compter les travaux consacrés à l’image fixe. Une telle évocation suggère enfin que si « la démocratisation du mobile phone a ouvert un champ immense de situations nouvelles » [7] en termes de mise en scène et de scénario, elle n’a pas créée de véritables « images nouvelles », si tant est que l’on puisse définir ce qu’est une « image nouvelle » au cinéma, ni fait évoluer la narration filmique à la manière du téléphone ou de la lettre. Bien sûr, les systèmes narratifs du cinéma contemporain ne sont plus aussi ouverts et malléables que ceux des films des premiers temps, mais on aurait pu s’attendre à ce que les bouleversements technologiques et communicationnels des vingt dernières années modèlent de nouvelles formes filmiques.
L’impact de ces évolutions est à voir du côté de la production des images elles-mêmes, avec l’utilisation du téléphone portable en tant que caméra notamment. 2005 aura été une année charnière de ce point de vue puisqu’elle aura vu naître Youtube au moment même où les caméras s’intégraient aux mobiles. Au carrefour de pratiques amateurs et professionnelles, les séquences et les films issus du téléphone portable ont défini une esthétique, une culture et plus encore une économie comme le montrent les nombreux festivals consacrés à la création mobile, la production de « vrais » films entièrement tournés au portable ainsi que la prolifération des contenus en lien avec les médias internet (Youtube, Dailymotion, Facebook). Là où tant de films usent et abusent de la caméra subjective immergeant le spectateur au plus près d’une action grâce à un personnage filmant à l’aide d’une caméra vidéo (des films catastrophe, d’épouvante ou de science-fiction comme Le Projet Blairwitch, Cloverfield ou Chronicle en passant pas des formes plus françaises et intimistes comme Ma vraie vie à Rouen), le cinéma de fiction est resté plutôt sage face au déploiement d’images issues de téléphones portables. Les usages du mobile dans les films sont donc restés sensiblement les mêmes que ceux du téléphone et de la lettre, à savoir des usages liés à la voix et à l’écriture.
[1] Le premier téléphone mobile a été lancé par Motorola en 1983.
[2] J. E. Stiglitz, Quand le capitalisme perd la tête, Paris, Fayard, 2003, p. 49.
[3] M. Chion, Un art sonore, le cinéma, Paris, Cahiers du cinéma, « Essais », 2003, p. 330.
[4] Comme le rappelle J.-B. Thoret au paragraphe « Années 1990. Le téléphone devient portable » dans Cinéma contemporain, mode d’emploi, un débat a animé le monde cinéphile en 2011 réactivant la théorie du voyage dans le temps, certains cinéphiles interprétant le geste d’une femme traversant un plan du Cirque comme celui d’une femme en pleine conversation téléphonique avec un mobile (Cinéma contemporain, mode d’emploi, Paris, Flammarion, 2011).
[5] M. Chion, Un art sonore, le cinéma, Op. cit., p. 324.
[6] C. A. Rivière, « La pratique du mini-message. Une double stratégie d'extériorisation et de retrait de l'intimité dans les interactions quotidiennes », Réseaux, 2002/2 n° 112-113, p. 141.
[7] J.-B. Thoret, Cinéma contemporain, mode d’emploi, Op. cit., p. 138.