L’image intradiégétique
dans le récit fantastique
- Serge Zenkine
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Chez Gogol l’histoire du portrait (plus précisément, deux histoires racontées l’une après l’autre et formant un seul récit) commence et finit elle aussi dans des circuits commerciaux, d’abord sur un marché populaire de Saint-Pétersbourg où Tchartkov achète le portrait à un boutiquier ignorant, et puis au cours d’une vente aux enchères où ce même tableau finit par disparaître mystérieusement, avant de rentrer en circulation marchande.
Sans achever sa phrase, le peintre [le narrateur de la seconde histoire] se tourna vers le fatal portrait ; ses auditeurs l’imitèrent. Quelle ne fut pas leur surprise quand ils s’aperçurent qu’il avait disparu ! Un murmure étouffé passa à travers la foule, puis on entendit clairement ce mot : « Volé ! ». Tandis que l’attention unanime était suspendue aux lèvres du narrateur, quelqu’un avait sans doute réussi à le dérober. Les assistants demeurèrent un bon moment stupides, hébétés, ne sachant trop s’ils avaient réellement vu ces yeux extraordinaires [ceux de l’usurier diabolique] ou si leurs propres yeux, lassés par la contemplation de tant de vieux tableaux, avaient été le jouet d’une vaine illusion [25].
Plusieurs motifs sont à relever dans ce dénouement. D’abord, la mise en vente de l’image magique entraîne déjà sa disparition : avant même d’être cédée à quelqu’un, l’œuvre s’évanouit d’elle-même, et l’hypothèse d’un vol, énoncée par la voix d’on ne sait qui (« puis on entendit clairement ce mot : "Volé !" ») et avec une réserve de l’auteur (« avait sans doute réussi à le dérober »), ne sert qu’à rationaliser la fatalité narrative d’une « esthétique de disparition » avant la lettre [26]. Cette hypothèse est aussi peu fiable que la dernière phrase de la nouvelle de Mérimée rapportant des propos superstitieux des habitants d’Ille. Ensuite, le portrait chez Gogol disparaît parmi « de vieux tableaux », dans la masse d’autres images (d’où elle avait été tirée, lors de son achat au marché), rejoignant le jeu de substitutions symboliques où une œuvre en renvoie à d’autres. Enfin, l’image artistique, ayant un cadre, une longue histoire et probablement un prix, finit par perdre toute matérialité et devenir une « illusion » éphémère (dans l’original russe, metchta, « rêve »). Tout se passe comme si le récit, de son mouvement propre, ruinait les images, les arrachait à la place fixe qu’elles occupaient, leur enlevait l’être stable et les réduisait à de purs simulacres, aux « rêves » d’un esprit plus ou moins troublé. C’est ainsi que Poe, dans Le Portrait ovale, fait suivre l’image fascinante d’un récit qui raconte la création de cette image et où celle-ci cesse d’être visible, disparaît en tant qu’image.
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Il est temps de formuler quelques conclusions, accompagnées de quelques réserves.
1. Tous les trois aspects du fonctionnement narratif des images fantastiques concourent à les doter d’une valeur sacrée. En effet, l’encadrement dénote la mise à part d’une image, range celle-ci dans la catégorie des objets réservés, du « tout autre » ; l’ambivalence de ces objets (attraction/répulsion) est une propriété constamment évoquée dans les études du sacré [27] ; enfin, l’évanescence de l’image fantastique l’apparente à une classe spéciale de phénomènes du sacré, le numineux, que la réflexion post-heideggerienne réinterprète en termes d’épiphanies instantanées de « l’Être » ou de la « présence » [28]. Le fantastique en littérature est une forme moderne et esthétisée du sacré, et l’image intradiégétique, grâce à son altérité de nature par rapport au récit où elle s’incruste, est particulièrement adaptée à cette fonction. Il s’agit bien d’un sacré non religieux, ne relevant d’aucun culte ni d’aucune tradition spirituelle ; les textes qu’on vient d’analyser ont été délibérément choisis pour illustrer ce fait. Si une image devient sacrée dans un récit fantastique, c’est grâce à un jeu de procédés narratifs qui tendent à mettre en relief la tension entre la stabilité et la plénitude substantielle de l’image et la discontinuité formelle du récit, engagé dans des processus d’échange et de développement temporel.
2. La mise en récit d’une image entraîne sa mutation : l’image extérieure, fixée sur un support matériel (toile, bronze, etc.), devient une image intérieure, purement mentale. Ainsi, l’image physique mais « encadrée » d’expériences psychiques (rêve, délire, etc.) est renvoyée elle aussi au domaine des représentations mentales ; les sentiments ambigus qu’elle suscite tendent également à la mettre sur le même plan mental que ces émotions ; et en s’évanouissant elle perd toute consistance sensible pour s’assimiler à un « rêve ». Le cas d’Arria Marcella est exemplaire, où l’héroïne passe de l’état de moulage bien matériel à celui de figure fantasmatique d’un songe. Le destin de l’image intradiégétique se joue donc, dans les récits fantastiques, entre deux acceptions du mot image : « représentation matérielle » / « représentation mentale » ; et les textes qui réalisent ce jeu se présentent eux aussi sous deux aspects : comme des descriptions de formes et d’événements extérieurs et comme des évocations de troubles intérieurs. La présente étude se veut sémiotique et ne s’applique qu’au premier aspect : par méthode, elle décrit le fonctionnement de l’image intradiégétique comme une collision de deux modes de représentation, mimétique et diégétique. Se limitant à l’analyse objective des textes, elle fait peu de cas du vécu des spectateurs supposés (c’est-à-dire des personnages du récit) et des « spectateurs » effectifs (qui sont en réalité des lecteurs) de l’image intradiégétique. Leur expérience d’images « animées », changeantes et influentes, manifestant des affinités inattendues avec les hommes qui les regardent ou y sont représentés – une expérience existentielle et esthétique à la fois, qui s’impose à la réflexion et à la figuration dans la culture moderne – constitue l’aspect phénoménologique du problème et pourrait faire l’objet d’une autre recherche.
3. Historiquement, les traits qu’on a dégagés dans les récits fantastiques ne leur sont pas tout à fait spécifiques, et peuvent se rapporter à d’autres images intradiégétiques. Citons un seul contre-exemple : Le Chef-d’œuvre inconnu de Balzac (1831), un récit qui n’est pas fantastique (il ne s’y passe rien qui puisse être vu comme vraiment « irréel ») mais qui réunit tous les trois aspects de l’image intradiégétique fantastique. Fonctionnant comme un « cadre » narratif, son texte nous sépare longtemps d’un tableau mystérieux, en soulignant du même coup la valeur de ce dernier ; le héros du récit investit toutes ses forces dans la confection de son chef-d’œuvre, qui joue un rôle ambivalent dans sa vie en l’inspirant et en l’aliénant à la fois jusqu’à causer sa ruine morale ; finalement, cette image qui devait être parfaite s’évanouit comme une illusion, ne laissant aux spectateurs du tableau que la vue d’un gâchis de substances colorées. L’existence des contre-exemples de cette sorte n’invalide pas la pertinence de l’analyse qu’on vient de faire, mais elle laisse supposer que les récits fantastiques de l’époque romantique ne font qu’exemplifier d’une manière particulièrement évidente une configuration visio-textuelle plus générale qui se retrouve, probablement sous des formes variées, en d’autres genres et en d’autres arts (tel le cinéma). L’analyse de ces formes relève elle aussi d’une étude à faire.
[25] N. Gogol, Nouvelles, Op. cit., p. 107.
[26] Voir P. Virilio, Esthétique de la disparition, Paris, Galilée, 1989.
[27] Voir les études classiques : É. Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, Alcan, 1912 ; R. Otto, Le Sacré : L’élément non rationnel dans l’idée du divin et sa relation avec le rationnel, Paris, Payot & Rivages, 1995 (première édition allemande – 1918).
[28] Voir H. U. Gumbrecht, Production of Presence : What Meaning Cannot Convey, Stanford University Press, 2004.